ROMAN. Carmen est enseignante et chercheuse à l’IHEAL, l’Institut des hautes études de l’Amérique latine de Paris. Logique pour cette fille de réfugiés argentins. C’est surtout une jeune femme à la dérive, qui n’arrive pas à s’accrocher à son amoureux Raphaël et à sa petite fille Suzanne pour vivre. Elle a l’impression de vivre la vie d’une autre, d’être en constant décalage avec la réalité. Alors, elle boit, tous les jours, pour traverser cette vie sans s’en rendre compte. Surtout depuis la mort brutale de son père, il y a un peu plus d’un an. Le seul repère qu’elle avait. Un jour, elle reçoit un appel d’un garde meubles: son père y louait un box depuis plusieurs années et on la somme d’ y récupérer le bureau qu’il y avait entreposé. A l’intérieur, elle trouve une clé et une boîte contenant les carnets écrits par son père depuis qu’il était enfant en Argentine. Enfin, Carmen va comprendre le mutisme dans lequel son père se murait dés que l’on abordait son passé ou le suicide de sa mère alors qu’elle n’était âgée que de 11 ans…
Les bandeaux de présentation des romans sont tellement systématiquement dithyrambiques que l’on n’y prête quasiment plus attention. Mais cette fois difficile de donner tort à l’affirmation d’Anne Goscinny (« Un premier roman magistral »): Avant Elle est un roman coup de poing! On sait, la formule est un peu éculée à force d’avoir été utilisée mais on vous garantit qu’elle est ici complètement appropriée tant on reste groggy pendant de longues secondes une fois sa dernière page tournée. Un récit dur, violent, sombre. Intense aussi. Une plongée, en apnée, dans la barbarie et les ténèbres de l’Histoire: dans cette période de dictature argentine pendant laquelle la torture, le viol et l’assassinat régnèrent. 1975-1983. 8 années qui entraînèrent la disparition de 30 000 personnes (lors des fameux escadrons de la mort), l’assassinat de 15 000 autres et le vol d’au moins 500 bébés (on ne tuait pas les « subversives » enceintes. On les séquestrait jusqu’à ce qu’elles accouchent avant de leur prendre leur bébé qui rejoignait les familles des hauts dirigeants de la junte et de les éliminer). Une plongée, douloureuse mais nécessaire, que s’impose Carmen, à travers la lecture des carnets, pour comprendre. Car elle se dit que si son père avait tant de mal à vivre, c’est parce qu’il avait vécu trop de drames et avait dû traverser trop de souffrances durant la dictature. Ce qu’elle ne pouvait pas imaginer, c’est qu’Ernesto, ce père qu’elle aimait tant, se trouvait en fait du côté des bourreaux…
Oui, Avant Elle est donc un premier roman. Mais écrit par quelqu’un qui est habituée à raconter des histoires puisque Johanna Krawczyk est scénariste. Cela se sent dans cette capacité à captiver, à remuer, à nous prendre aux tripes. L’histoire de ces disparitions et des bébés volés à ces mères est forte, évidemment. Mais elle est aussi talentueusement contée, la jeune romancière livrant une narration parfaitement maîtrisée (notamment ses zones d’ombre, qu’elle n’éclaire qu’avec parcimonie et très progressivement), qui prend la forme d’une enquête haletante jusqu’au bout du bout, mêlant extraits des carnets du père et réactions, en temps réel, de Carmen à leur lecture ou à la compréhension du rôle joué par chacun (comme celui de Marcos, que son père présente comme son frère alors que Carmen n’a pas d’oncle…) dans les événements. Bref, un premier roman magistral, on est d’accord!
(164 pages – Editions Eloïse d’Ormesson)
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