En apparence, Chester Cash est un citoyen tout ce qu’il y a de plus normal. Un bon américain même puisqu’il est prédicateur à l’église de l’espoir éternel et que ses prêches enflammés redonnent courage et optimisme aux fidèles qui y assistent. En apparence seulement car le vrai Chester Cash, qui se fait alors appeler Daddy Love, est un monstre. Un prédateur sexuel qui kidnappe de jeunes garçons de 6 à 8 ans pour les dresser et en faire des esclaves qui ne lui refusent plus rien jusqu’à leur puberté, période durant laquelle il se détache d’eux avant de les tuer et de se remettre en quête d’un nouveau « fils ». Cette fois, dans l’immense centre commercial de Libertyville, Michigan, il a repéré un petit garçon métis dont le sourire lui a fait battre le cœur un peu plus vite. Robbie. Robbie Whitcomb.
Si Joyce Carol Oates écrit, c’est pour nous obliger à regarder ce que l’on ne veut pas habituellement voir. A contempler l’envers du décor, si brillant, si lisse, si joli en surface, des centres commerciaux immenses si accueillants des banlieues ou des églises évangéliques et méthodistes rassurantes dont les prédicateurs recrutés pour leur charisme ont le talent de vous raconter ce que vous avez envie d’entendre, de la société américaine. C’est une nouvelle fois le cas de Daddy Love, récit dérangeant et effrayante plongée dans l’âme malade d’un pédophile. Avec grand talent et un incroyable réalisme psychologique, l’auteur parvient à saisir, méticuleusement, par petites touches, parfois à la limite du supportable (notamment quand elle décrit les « câlins » que Daddy Love prodigue à ses fils), la personnalité de ce pervers déséquilibré : comment il dresse, froidement, les garçons, à force de sévices et de récompenses, pour les amener à lui obéir totalement et à l’ »aimer » (ils finissent d’ailleurs par l’appeler papa…), la façon dont il se persuade que ce qu’il fait est bien ou la « relation » qu’il tisse avec ses fils. Mais Joyce Carol Oates n’est pas douée que pour cerner le profil des détraqués. Elle s’intéresse ici également avec une grande acuité à la manière, très différente (Dinah se réfugie souvent dans la chambre de Robbie, attendant qu’il leur soit rendu tandis que Whit, pour fuir la maison, s’investit comme bénévole dans des associations d’enfants disparus) dont les parents de Robbie survivent à la disparition de leur enfant ainsi qu’aux conséquences qu’elle a sur leur couple tout comme à la façon dont le cerveau de Robbie « s’arrange » avec la réalité pour accepter et supporter toute cette horreur avant de trouver la force nécessaire pour s’y opposer.
Un récit marquant et douloureux comme un coup de poing à l’estomac qui propose un voyage terrible dans les tréfonds de l’âme humaine, de sa complexité, de ses paradoxes et de sa noirceur. Un voyage que certains n’oseront peut-être pas entreprendre. Ce serait dommage car Daddy Love est un grand roman. Nécessaire.
(Roman – Philippe Rey)