Gani Jakupi vient de sortir 2 ouvrages (dont vous pouvez retrouver les chroniques sur le site) véritablement captivants. Un roman graphique, El Comandante Yankee, et un livre, Enquête sur El Comandante Yankee, qui propose de suivre, pas à pas, les avancées de son travail préparatoire de recherches et d’interviews qui lui a pris 12 ans ! Une enquête qui nous donne à voir la révolution cubaine sous un jour nouveau. Car elle fait toute la lumière sur l’exécution de William Morgan, le fameux Comandante Yankee, par le tribunal révolutionnaire, la mise au ban de la société cubaine du Segundo Frente (qui avait pourtant combattu aux côtés de l’organisation de Fidel Castro, le M-26, pour mettre fin à la dictature de Batista) de Menoyo, le rôle joué par Ernesto Guevara et Raúl Castro ou le pragmatisme de Fidel. Un travail édifiant dont on avait forcément envie de parler avec son auteur.
El Comandante Yankee et Enquête sur El Comandante Yankee sont enfin sortis après 12 ans passés à travailler dessus ! Comment se sent-on après tant de temps passé avec ces acteurs de la révolution cubaine ? Il ne doit pas être facile de tourner la page… Vous expliquez d’ailleurs, en guise de postface, que cela a été la plus excitante expérience professionnelle de votre vie !
Évidemment que rien ne sera plus pareil. Mais je suis déjà happé par mes projets suivants. Le procédé est similaire: des interviews. Je continue à plonger dans la vie de personnes qui ont des histoires épatantes à raconter, et je ne m’ennuie pas.
Roger Redondo, Olga Morgan et les autres survivants de cette période ont-ils déjà tenu vos 2 livres entre leurs mains ? Savez-vous comment ils ont réagi ?
Pour l’instant, ils en sont au stade de l’émerveillement; ils n’en reviennent pas de voir leur vie mise en images. Mais non seulement Olga, Roger et leurs amis- toute la communauté cubaine en exil est sous fascination. Je sais qu’on introduit des exemplaires de mes livres même à Cuba. Cela dit, il faudra attendre qu’il y ait une version en espagnol, pour qu’ils puissent en jouir pleinement…
Mais revenons à la genèse de ces livres. Vous avez apparemment découvert l’histoire de William Morgan par hasard, en enquêtant sur le chanteur Benny Moré. Pourriez-vous nous en dire plus ? Du coup, j’imagine que vous avez mis ce que vous aviez commencé sur ce chanteur entre parenthèses?
La découverte d’un Yankee dans la révolution cubaine m’a intrigué, mais ça ne m’a pas excité outre-mesure. Il m’a fallu du temps pour comprendre de quoi cela retournait réellement. Par conséquent, j’ai quand-même terminé la BD sur Benny Moré, pour un éditeur espagnol.
Qu’est-ce qui vous a attiré le plus dans la trajectoire de ce Comandante Yankee?
Qui n’a pas eu envie, à un moment ou l’autre, de complètement refaire sa vie? Eh bien, Morgan, il l’a réussi. D’un paria sous-estimé, il est devenu un héros adulé par les foules. Non seulement il a changé la vision qu’avaient de lui les autres, mais il a réussi à devenir lui-même meilleur. Humainement parlant aussi, pas seulement comme combattant.
Quand vous avez signé le contrat avec Aire libre pour le roman graphique, la première chose que vous avez faite a été de vous mettre en quête d’un dessinateur. Vous doutiez de votre capacité à mettre l’histoire en images ?
Hélas, oui. Pour commencer, je n’aime ni les uniformes ni les armes. L’excès de décors non plus. Dessiner quelque chose qu’on n’aime pas, ça peut devenir pénible.
C’est, je crois, votre éditeur, qui vous a convaincu de dessiner vous-même El Comandante Yankee…
Effectivement. J’avoue qu’il s’y est pris très habilement. Et une fois commencé, je me suis rendu compte que ce n’était pas la mer à boire, que c’était quand-même à ma portée.
Une fois la décision prise de vous charger vous-même du dessin, il a fallu réfléchir à la façon de s’y prendre. Pourriez-vous nous parler de vos choix concernant le trait et les couleurs ?
Mes doutes peuvent durer, mais une fois la décision prise plus d’hésitations ! S’il s’agit de prendre le taureau par les cornes, autant y aller tout de go. J’adore les couleurs des Caraïbes, je suis un amoureux de l’architecture cubaine, et pour le reste, c’était un défi comme un autre. Pour les couleurs, j’ai utlisé des peintures acryliques. J’éprouve une grande passion pour l’acrylique. Elle m’apporte la sensation de la matière et elle se rapproche beaucoup de l’aquarelle si l’on emploie assez d’eau. J’ai en fait travaillé sur de grands formats à cause de l’encrage, que j’effectue avec des roseaux sauvages. Par la suite, lorsqu’on me fabrique les bleus de mise en couleur, je les demande également en plus grands formats que celui d’impression, car il n’est pas aisé d’étaler de la pâte acrylique sur des petits espaces.
A mesure que vos recherches avançaient, vous avez eu la chance de rencontrer des acteurs clés de la révolution cubaine. Leurs témoignages vous ont régulièrement obligé à reprendre le récit pour le corriger ou faire des ajouts. Cela explique pourquoi cela vous a pris autant de temps pour en venir à bout…
Dans une enquête, il faut surtout se méfier de ses propres sentiments. On a, tout naturellement, tendance – et même envie!- de croire les gens que nous trouvons sympathiques. Par excès de précautions, j’ai mis trois ans avant d’accepter l’affirmation de Menoyo que le Segundo Frente n’était pas le “bras armé” du Directorio Estudiantil. Il a fallu que Roger (NDR : Redondo) me fournisse des preuves vérifiables et indiscutables. Ça a eu comme résultat la reprise de certaines séquences. J’ai souffert des confusions des auteurs qui ont enquêté sur le sujet avant moi, et que j’avais accepté comme sources fiables. Une date erronée fournie par Menoyo lui-même m’a obligé, postérieurement, à reprendre et redessiner une séquence de plus de quinze pages. Même lorsqu’ils ne les invalidaient pas, beaucoup de témoignages nuançaient des connaissances antérieures sur un sujet donné. Et ainsi de suite…
La mort de Menoyo a paradoxalement joué un rôle important pour le récit puisque quand vous êtes retourné voir sa femme Flor à La Havane, elle vous a dirigé vers Max Lesnik qui vit à Miami. Là, vous rencontrez Roger Redondo qui vous confie les Mémoires enregistrés de Menoyo ainsi que beaucoup d’anecdotes et de documents inédits….
Grâce à sa prodigieuse mémoire et son intégrité, Roger Redondo jouit d’un prestige énorme auprès des vieux révolutionnaires cubains, autant ceux de son armée que des castristes. Sans son aval, on ne pouvait pas aller loin. Au fur et à mesure que sa confiance en moi augmentait, de nouvelles portes s’ouvraient. Littéralement. Il était intéressé à ce qu’on enquête sur le sujet, mais il est aussi extrêmement perspicace et sait jauger rapidement si la personne va aller au-delà d’un agenda pré-établi. Le fait d’être méfiant, têtu et de revenir sans cesse à la charge a dû jouer en ma faveur.
Menoyo que vous avez donc eu la chance de rencontrer vous a fait forte impression, à vous et à votre femme qui vous accompagnait….
Il ne pouvait pas en être autrement. Il émanait de Menoyo un charisme irrésistible. Le fait qu’il m’ait accepté comme ami s’est avéré capital auprès de presque tous les Cubains que j’ai rencontré durant les années d’enquête.
Puisque l’on parle d’Eloy Menoyo, Fidel Castro a finalement fait preuve d’une certaine indulgence à son égard. En effet, il fût libéré de prison au bout de 20 ans alors qu’il avait été d’abord condamné à mort avant que sa peine soit commuée en 30 ans de prison. Puis à son retour à Cuba en 2003 (il s’était exilé en Floride), on refuse de lui délivrer des papiers cubains mais le régime tolère malgré tout sa présence….Comment peut-on l’expliquer ?
La libération de Menoyo répondait avant tout à un impératif financier. Fidel s’est plié aux exigences de la présidence espagnole, socialiste à l’époque, car le père de Menoyo avait été une figure républicaine réputée. Mais on ne peut pas dire qu’il ait été indulgent. Il a infligé à Menoyo une longue peine de prison et l’a abandonné à la sauvagerie d’un système pénitentiaire cruel, sans hésiter, lorsqu’il craignait son charisme. Cependant, il y a des preuves que Fidel respectait le courage et l’intégrité de Menoyo, un comportement assez en accord avec l’esprit du líder máximo. C’est le seul opposant qu’il a jamais reçu en réunion à portes fermées, durant trois heures.
Malgré votre énorme travail de recherche, il reste quelques zones d’ombre. Notamment concernant les motivations de William Morgan. Vous expliquez clairement dans les livres que la thèse qui fait de lui un agent de la CIA ne tient pas. Par contre, qu’est-ce qu’il l’a poussé, selon vous, à rejoindre la révolution cubaine ?
La motivation de son engagement est sans grande importance pour l’Histoire. Ce qui compte, ce sont ses agissements. Des “zones d’ombres” comme ça, des moments que nous ne voudrions pas forcément expliquer, on peut en avoir tous dans notre vie.
Concernant Fidel et ses idéaux politiques, vous expliquez avoir la conviction qu’il était avant tout un pragmatique qui s’est rapproché de l’URSS communiste à son arrivée au pouvoir pour avoir le pouvoir absolu mais qu’il n’était pas un marxiste convaincu…
Un pragmatique, sans doute. Qu’il n’était marxiste que par sa rhétorique, il l’a démontré assez souvent. Je ne me sens pas compétent pour soutenir aucune des thèses sur le moment exact où il a effectivement décidé de se servir du marxisme, mais il semble évident que cela ait été prémédité. Fidel était un visionnaire qui ne se laissait pas surprendre par les événements. Il n’a jamais eu à improviser, car il prenait toujours les devants. Par conséquent, l’affirmation qu’il y a été acculé par le comportement des USA ne tient pas un examen sérieux.
Contrairement à son frère Raúl qui a très tôt initié les purges dans l’armée et les travées du pouvoir pour faire place net pour les communistes. Un frère que vous décrivez comme rusé et manipulateur. En fin de compte, il a réussi à placer tous ses proches aux postes clés : son fils, ses filles et leurs conjoints tiennent actuellement les rênes du pouvoir à Cuba…
Il ne faut pas se méprendre: au début du régime castriste, Raúl ne faisait qu’exécuter le plan conçu et tracé par Fidel. Par contre, oui, il a intelligemment profité de la soif exclusive pour la gloire de son frère aîné. L’égoïsme de Fidel allait si loin que le “après moi, le déluge!”, il l’appliquait même à l’encontre de ses propres enfants. Cela a permis à Raúl d’occuper le champ par la suite.
Dans les contre-vérités que vous dénoncez, certaines concernent Ernesto Guevara (vous revenez notamment sur la prise du train militaire blindé le 29 décembre 1958, présenté comme un combat acharné par Guevara mais les points faibles du train avaient en fait été vendus auparavant par un proche de Batista qui l’avait trahi pour de l’argent…), que ceux que vous avez rencontrés décrivent d’ailleurs comme rancunier (quand le M-26 et Castro arrivent au pouvoir, il en profite pour régler ses comptes avec ceux du Segundo Frente qu’il n’aime pas, allant jusqu’à en faire condamner certains à mort, comme Sori) orgueilleux et même sale (certains le surnommaient le cochon). Comment expliquer qu’il soit resté l’une des icônes, encore très positive, de la révolution cubaine ?
Une icône est, par définition, immuable. Pour notre société actuelle, l’éventuelle personnalité historique de Jésus n’a aucune pertinence. C’est ce qu’on lui attribue comme pensée ou doctrine qui compte. A l’inverse, la proximité temporelle de l’existence d’Ernesto Guevara de la Serna permet de corriger nos concepts. Faudrait-il encore en avoir la volonté. L’homme est habituellement trop paresseux, et préfère les vérités préfabriquées.
Au cours de l’enquête, vous avez réussi à obtenir des anecdotes incroyables et des révélations stupéfiantes, comme celle concernant la lettre de démission d’Huber Matos. Pourriez-vous revenir sur cet épisode ?
Les coreligionnaires de Fidel avaient en lui une confiance si aveugle qu’ils ne pouvaient pas imaginer qu’il fut d’accord avec les agissements de Raúl et Guevara (NDR : quand ceux-ci commencèrent les purges au sein de l’armée). Fidel ne savait rien du complot, mais il était si intuitif qu’il a vu anguille sous roche dans le comportement de Matos. En lui appliquant une peine hors proportion (vingt ans de prison pour donner sa démission n’a aucun sens), il a envoyé un signal clair: il ne tolérerait aucune remise en question de la politique de son gouvernement. Les comploteurs, qui visaient Raúl Castro et Guevara, l’ont compris et ont dissout leur alliance. C’était un coup de maître de la part de Fidel: au lieu de sacrifier ses collaborateurs, ils les a convaincus de se tenir coi et de le suivre docilement. Approfondir cette partie serait indiscutablement intéressant, mais elle reste irréalisable tant que les archives du Conseil de l’État cubain ne sont pas accessibles. Hélas, je doute que cela se produise demain la veille.
Cela a dû être une période particulièrement excitante pour vous : rencontrer ces acteurs clés de l’Histoire cubaine et replonger avec eux dans la révolution !
Une monté d’adrénaline irrésistible, oui!
Du coup, vous avez dû ressentir une pression particulière quand Menoyo, Redondo et les autres vous confiaient ces témoignages….
Évidemment, car cela supposait aussi une responsabilité.
C’est peut-être aussi pour cela que vous avez décidé de faire ce second livre, l’enquête, pour y mettre tout ce que vous n’aviez pas pu dire dans le roman graphique ?
Je dois avouer que cette idée est venue de mon éditeur, qui a vite compris que tant d’informations pouvaient parasiter la rédaction d’un roman graphique. Parce que j’aurais sûrement eu du mal à permettre que toute cette vérité passe à la trappe…
Vous n’avez jamais eu peur pour votre vie au cours de l’enquête que vous avez menée ? Car dans Enquête sur El Comandante Yankee, vous écrivez que les “exemples de sécurité routière défaillantes ne manquent pas” (NDR : beaucoup d’acteurs gênants pour le régime sont morts renversés par une voiture ou un camion…) à Cuba…
Pour ma vie, non. Il était peu probable que les services cubains se risquent à un incident diplomatique pour faire taire un auteur français. Peut-être que j’avais tort… va savoir! Par contre, il y a eu des moments où j’ai eu des craintes sérieuses par rapport à mon matériel : qu’on me le soustraie ou qu’on me le réquisitionne.
Vous vous êtes rendus plusieurs fois à Cuba ces dernières années. Quel a été votre sentiment sur le pays aujourd’hui et ses habitants ? Sont-ils résignés ? Osent-ils un peu plus parler du régime ?
Les Cubains perdent de plus en plus la peur. Mais leur marge de manœuvre continue à être très réduite.
Il va être compliqué de trouver un projet de livre aussi excitant que celui-là, non… Vous avez déjà des idées en tête ?
Dans cette profession, il faut toujours savoir d’avance ce qu’on va faire une fois terminé le projet en cours. J’ai déjà entrepris plusieurs voyages pour préparer les histoires suivantes. Je travaille en fait sur 2 projets : un sur Miles Davis et un autre sur Paco de Lucia, qui se feront lentement mais sûrement. Et il se peut qu’il y ait aussi autre chose entre les 2 mais je ne peux pas en parler pour l’instant…Et je souhaite retourner à mon grand amour : la musique. J’ai dû mettre ma facette musicale en veille pendant quelques années. Je n’ai pas pour autant cessé de composer. Avec un peu de chance, dans quelques mois, je pourrai réunir mes musiciens pour les enregistrements et, ensuite, les concerts. Mais ni la politique ni l’Histoire ne seront oubliées pour autant.