BD. Depuis toute petite, Nora Krug a ressenti une sorte de culpabilité à être allemande. Difficile en effet d’aimer son pays quand l’ombre de la Shoah plane sur l’ensemble de la société. Interdiction d’employer le mot “race” à part pour parler des animaux, des professeurs qui n’enseignent pas les paroles de l’hymne national à leurs élèves ou la présence de ces camps américains un peu partout pour surveiller que tout se passait bien : même quand on est jeune, on sent bien que tout cela cache quelque chose. Voilà qui explique peut-être pourquoi l’auteure est partie vivre aux Etats-Unis après ses études. Et pendant 12 ans elle a continué à avoir une relation étrange avec son “heimat”, l’endroit qui l’a vue se construire, une relation faite de répulsion et d’attirance (elle fréquente un groupe d’immigrés juifs allemands pour parler sa langue maternelle, elle écume les magasins d’occasion pour trouver des verres à Riesling ou des pendules à coucous et emprunte des livres sur sa ville natale à la bibliothèque municipale). Mais un jour elle a décidé d’y retourner pour retrouver ses racines et rencontrer les membres de sa famille qu’elle n’avait plus vus depuis son enfance. Des retrouvailles qui vont apporter leur lot de surprises sur l’histoire familiale…
Adoubé par le grand Chris Ware en quatrième de couverture, Heimat n’est clairement pas une bande dessinée comme les autres. D’ailleurs, est-ce vraiment une bd ? On peut se poser la question car formellement le livre propose en effet un mélange singulier et très personnel de journal de bord, de collages (de photos, de lettres ou d’autres documents trouvés lors des recherches) et de dessins (parfois organisés en cases mais pas toujours) au style volontairement enfantin. Mais aussi parce que Heimat raconte une incroyable quête : celle des origines, des racines, qui oblige l’auteure à plonger dans les chapitres les plus sombres de l’histoire allemande : l’avènement des national socialistes, les horreurs de la guerre et la Shoah. Une auteure qui découvre au cours de ses recherches que son oncle est mort au combat en 1944 et que son grand-père a adhéré au parti d’Hitler en 1933…Un récit qui explore aussi, au travers de la quête d’identité de Nora Krug, le poids que l’héritage de l’Histoire peut faire porter aux générations suivantes ou la difficulté pour un pays de se relever d’erreurs si lourdes. D’autant plus passionnant qu’il est raconté d’un point de vue différent, auquel on n’est pas habitués : celui de l’ancien “ennemi”, le point de vue allemand. Et c’est ce qui fait le grand intérêt du livre : nous permettre de percevoir de l’intérieur comment les allemands, en tant que peuple, ont vécu et vivent, encore, l’après-guerre. Si l’on fait un top 10 des bd de 2018 en fin d’année, Heimat en fera assurément parti !
(Récit complet, 296 pages – Gallimard)