BD. En cette année 1998, Neaud ne va pas bien, au contraire. Hypocondriaque, il somatise beaucoup. Il faut dire qu’il y a de quoi : il est véritablement cerné par la maladie. Sa sœur vient de mourir d’un cancer des os et son père d’un cancer du poumon. Et il y a bien sûr le VIH de plus en plus présent, notamment dans la communauté homosexuelle. L’auteur oblige donc ses partenaires à mettre une capote, ce qui fait fuir ses rares conquêtes, ajoutant encore à sa frustration affective et sexuelle. Car Fabrice Neaud fantasme toujours sur des hétéros puissants, aux cuisses bien musclées type rugbyman (Ibanez reste d’ailleurs en tête de son palmarès intime), probablement parce qu’ils sont à l’opposé de son corps de « phasme souffreteux » (ou de « héron métastasé »), objet d’un fort complexe de la part de l’auteur. Et ne parvient à rencontrer personne en dehors du parc où il traine, comme beaucoup d’autres gays, la nuit…
Après la réédition de Journal, premier cycle de l’autobiographie de Neaud originellement paru chez Ego Comme X dans les années 90, Delcourt sort maintenant sa suite, inédite, un cycle de 4 tomes intitulé Le Dernier sergent, qui couvre une période allant de 1998 à 2002 et qu’inaugure ce premier opus de 424 pages ! Un récit toujours aussi singulier, totalement hybride et d’une grande violence. L’auteur y raconte le quotidien « monotone et grisâtre » de son existence : ses projets artistiques, le succès naissant des différents tomes de son Journal (il est de plus en plus régulièrement invité dans des festivals pour parler de son travail), son contrat emploi solidarité nécessaire pour payer les factures mais qui lui pompe énergie et temps, ses problèmes financiers, ses discussions avec ses amis auteurs (dont Bec, Bajram ou Mussat…) mais surtout ses déboires affectifs. Destiné, en effet, à tomber amoureux de mecs inaccessibles (parce qu’ils sont hétéros ou parce qu’il les laisse indifférents), Fabrice Neaud sort quasiment chaque soir dans le parc de sa ville (l’un des seuls endroits pour ça) dans l’espoir d’y trouver un partenaire pour assouvir ses désirs…Des rencontres souvent frustrantes voire humiliantes (les gays ne sont pas toujours tendres entre eux…). A tout cela, il mêle ses découvertes artistiques : Houellebecq et Les Particules élémentaires (dont il propose des extraits accompagnés de la scène d’une pipe qu’il fit un soir à un ambulancier sur les bords de la Loire…), un choc qui lui permet de se sentir moins seul, l’écrivain abordant aussi frontalement la misère sexuelle de cette époque ou encore Dustan qui l’encourage, lors de leur rencontre, à continuer son Journal. Et livre, comme à son habitude, ses réflexions sur des choses aussi diverses que les pavillons de banlieue, la fermeture des pissotières publiques et des parcs la nuit, les symphonies de Mahler, le Sida ou encore le dessin qui l’aide à supporter ce monde et sa violence.
Mise à nue brutale (l’auteur est d’une sincérité radicale), l’autobiographie de Neaud est un cri de douleur, presque de désespoir, face à son incapacité à être heureux. Avec ce second cycle, elle devient aussi de plus en plus politique. Un acte militant, un « produit pédé », comme le dit Dustan, qui montre ce que cela signifie d’être homosexuel dans la France des années 90, entre peur du Sida, obligation d’aller dans des endroits marginaux (les parcs la nuit ; les pissotières publiques ; quelques bars gays…) pour aller à la rencontre de partenaires et homophobie omniprésente. Traversée de très beaux passages, sincères et émouvants (« Je n’avais pas envie de coucher avec lui mais de dormir à ses côtés. Et de pleurer. Pleurer. Pleurer à l’infini »). Mais aussi de scènes très dures, quasiment insoutenables, comme lorsque ces 3 brutes homophobes font irruption dans un bar gay où se trouve l’auteur pour y agresser, à la batte de base-ball, les clients présents…Un récit unique en son genre, toujours porté par un dessin réaliste en noir et blanc superbe, qui propose parfois, au détour d’une page, des portraits criants de vérité et une narration inventive.
(Autobiographie en 2 cycles de 3 et 4 tomes, 424 pages pour le tome 1 de ce second cycle – Delcourt)