Jaime Martin, comme cela arrive parfois, est en panne d’inspiration. Et il l’avoue ouvertement à ses parents et à ses frères lors d’un repas de famille lorsque ceux-ci lui demandent sur quel projet il travaille. Et s’il parlait du service militaire de son père ? La boutade, lancée ironiquement par sa mère (son mari ne cesse de leur rabattre les oreilles avec ses histoires d’armée au Maroc…) a en tout cas le don d’ouvrir des pistes de réflexion chez le dessinateur espagnol qui repart chez lui, du coup, avec les carnets de notes de son père et les photos datant de son service militaire ! Des carnets dont la lecture vont lui faire découvrir la jeunesse de ses parents et une autre Espagne, celle d’avant la démocratie…
Si Jaime Martin (à qui l’on doit « Ce que le vent apporte » ou « Toute la poussière du chemin », tous 2 sortis chez Aire Libre) se met cette fois en scène, c’est parce que c’est l’histoire de sa famille qu’il raconte ici : l’enfance de ses parents, la cour assidue (et assez particulière puisqu’il « décourageait » en cachette ses autres prétendants en les menaçant physiquement) de son père pour séduire sa mère, le départ pour faire son service militaire à Ifni, au Maroc, en plein territoire ennemi (la guerre d’indépendance ayant opposé l’occupant espagnol à l’armée de libération saharienne n’était pas encore officiellement terminée même si un cessez-le-feu avait été signé en 1958) puis le mariage et les enfants…
Mais, en creux, « Les guerres silencieuses » raconte une autre histoire : celle d’une Espagne franquiste aux mœurs si différentes et si difficile à comprendre pour les jeunes espagnols. Une Espagne où l’on se mariait parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire si on voulait avoir une petite amie, où l’on enseignait aux enfants, dés leur plus jeune âge, le sacro-saint rituel « se fiancer-faire son service-se marier-procréer », où les belles familles surveillaient les fiancées de leurs garçons partis à l’armée pour être sûres qu’elle ne fasse pas de bêtises et où l’on envoyait les jeunes hommes sous les drapeaux, au Maroc, dans des conditions scandaleuses (les recrues portaient des espadrilles et conditions d’hygiène et alimentation étaient une calamité dans les baraquements).
Mise en images judicieuse (à son travail graphique habituel, Martin a jouté quelques photos d’époque à la façon d’un Emmanuel Guibert dans « Le photographe ») et narration vraiment agréable (l’alternance entre scènes du présent et flash backs dans le passé de la famille lui donne beaucoup de rythme) : ce « Guerres silencieuses » est un bon Aire Libre (mais y en-a-t-il des mauvais?), typique de la collection avec cette façon de mêler trajectoires individuelles et grande Histoire, qui renoue donc le dialogue entre générations avec une belle réussite.
(Récit complet – Aire Libre)