Parmi les nombreuses sorties BD de la rentrée, Mathieu Bablet a clairement réussi à tirer son épingle du jeu. Entre son nouveau récit Shangri-La et la réédition en intégrale (très belle) d’Adrastée, les lecteurs ont pu découvrir son univers singulier avec ces récits longs (respectivement 220 et 150 pages) dans lesquels il met en scène, avec talent et personnalité, ses interrogations existentielles (le sens de la vie, la transmission, la place de l’Homme dans l’univers…) ou sociétales (consumérisme, contrôle des esprits, exploitation…). C’est donc fort logiquement que l’on a eu envie de lui poser les quelques questions qui suivent pour en apprendre davantage sur cet auteur à suivre !
Pourriez-vous nous parler un peu de vous : de ce qui vous a amené à faire de la bd, de votre formation artistique, des bd qui vous ont marqué, enfant, et qui vous ont donné envie de faire ce métier ?
Faire de la bd a été mon objectif très très tôt. Enfant j’en lisais beaucoup dans la bibliothèque de mes parents, je dessinais beaucoup aussi, bref c’est ce que je voulais faire déjà à 7 ou 8 ans. J’ai pu à cette période lire aussi bien du franco belge (Thorgal en tête), que du comics des années 70 (les Strange et Marvel), du manga (Dragon Ball) et des Picsou magazine. J’ai brassé large. Après mon bac j’ai fait une école d’Arts appliqués, puis le dossier bd de La belle mort pour Ankama. Au début c’est plus par hasard que j’ai travaillé à la fois sur le dessin et le scénario, mais maintenant je ne me vois pas faire l’un sans l’autre.
Vivez-vous de la bd ou travaillez-vous également, à côté, comme beaucoup d’auteurs, pour la publicité, l’illustration ?
Alors j’ai la chance de pouvoir vivre de la bd (principalement parce que j’ai à la fois les casquettes de dessinateur, scénariste et coloriste, je pense), mais je fais de temps en temps un peu d’illustration.
De quels auteurs actuels vous sentez-vous proche ? Quelles sont les dernières bds qui vous ont enthousiasmé ?
Finalement de ceux avec qui je « travaille » : Guillaume Singellin, Run, Sourya, Maudoux, des gens qui ont envie de faire de la bd différemment, aux influences venant du jeu vidéo, des séries tv, du cinéma, etc…
Dernièrement, j’ai lu du Riad Sattouf, que je découvre tardivement. Je trouve ça brillant. Son style ne ressemble pas du tout au mien, mais je trouve dans ses histoires une espèce d’état des lieux de ce que sont les individus aujourd’hui extrêmement pertinent et critique, alors même que c’est écrit de manière humoristique.
Immortalité et sens de la vie dans Adrastée, apparition de la vie sur Terre ou place de l’Homme dans l’univers dans Shangri-La : vos scénarios sont souvent très métaphysiques…
Disons qu’en fait, ils me servent juste de prétexte à coucher sur le papier mes interrogations. Comme ça, je les partage avec les lecteurs, puisque j’ai l’impression que ce sont des réflexions qui sont universelles. En plus de ça le cheminement même de la bd me permet de mener cette réflexion aussi loin que je le peux. Ces questions sont tellement importantes pour moi qu’elles sont presque à elles seules la justification du pourquoi j’écris des histoires.
Vous avez publié votre première bd chez Ankama, déjà. Qu’aviez-vous en tête avec La belle mort ? Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce récit ? Comment le percevez-vous maintenant, avec le recul ?
La belle mort a eu une gestation assez organique. Après mes études, quelques bribes d’idées ont germé (un trio de personnages dans une ville déserte), auxquelles est venu se greffer mon amour pour la série B et les films de monstres. Mais c’est vraiment un questionnement personnel qui a maintenu la ligne directrice de l’histoire : « c’est déjà compliqué de savoir ce qu’on veut faire de sa vie, alors quand c’est l’apocalypse et qu’il n’y a plus rien à faire, qu’est ce qu’on devient ? »
Avec du recul, j’ai déjà beaucoup de mal avec le dessin, même si en un sens c’est normal, ça veut dire que j’ai progressé ! Pour le scénario, il y aurait aussi des retouches à apporter au niveau technique, mais je reste content de ce que j’y raconte. Il correspond à une période de ma vie, et en est le témoin physique.
Vous semblez apprécier les récits longs. Vous avez besoin de ce format (150-200 pages) pour développer votre univers au mieux et aller au bout des choses ?
Complètement. Je me sens un peu étriqué sur des faibles paginations, je n’ai pas l’impression de pouvoir étirer le rythme, qu’il y ait des vrais moments de respiration. Je pense que ma narration colle plus à une grosse pagination.
Dans une sorte de postface à l’intégrale d’Adrastée qui vient de sortir vous dites avoir voulu retravailler le récit pour qu’il « soit plus en accord avec ce que vous êtes maintenant ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai changé deux choses. Tout d’abord, grâce au retour des lecteurs, j’ai modifié ou rajouté certains dialogues pour aider à la compréhension des scènes. Le récit est un peu cryptique dans tous les cas, mais je ne voulais pas que certains butent sur des petites choses que je pouvais facilement modifier. Ensuite, j’ai changé tout le dialogue entre le héros et la reine qui le fait capturer. Dans la première version, le héros lui dit qu’elle n’a pas besoin de chercher l’immortalité, puisqu’elle a un pouvoir bien plus grand, celui d’enfanter. C’était, je trouve, jugeant puisque ça imposait à la Femme de ne pouvoir se réaliser qu’en tant que mère, alors que n’importe qui peut choisir de vivre sans enfant, ce n’est pas un but en soi. J’ai donc voulu supprimer ce manque de nuance et le fait que c’est la transmission qui est importante, et qu’avoir des enfants est un moyen parmi d’autres pour accéder à une forme d’immortalité.
Adrastée est-il arrivé à un moment où vous vous posiez des questions sur la paternité et la filiation ? On a l’impression que c’était pour vous une façon d’y réfléchir afin d’y voir plus clair…Cet homme immortel qui erre à la recherche de réponses, c’est un peu vous, non ?
Ce n’est pas tant la filiation que la transmission de manière générale qui me fait réfléchir. Puisque c’est la seule vraie réponse au besoin d’immortalité (ou en tout cas de peur de la mort) que l’homme peut ressentir dans sa vie. Ca passe effectivement par la filiation, mais cette idée de la transmission me permet également d’évoquer le deuil à la toute fin de l’histoire. La transmission devenant l’impact que l’être disparu a eu sur ceux encore vivants, et donc la véritable postérité, celle qui compte vraiment.
Mais sinon oui, les questionnements du héros font partie de mes propres réflexions, donc la ligne se brouille entre lui et moi.
Dans ce récit, le fils du roi lui reproche d’avoir été égoïste d’avoir voulu des enfants. Partagez-vous son opinion : trouvez-vous égoïste d’imposer la vie et avec elle notre condition à ses enfants pour avoir une filiation et atteindre un peu l’immortalité ?
Non, je ne pense pas que ce soit égoïste d’offrir la vie. Je ne vois pas ce qu’il y a de beaucoup plus précieux, même si, au bout du compte, c’est « imposer notre condition ». Ca en vaut la peine, je pense. Et même si le contexte actuel n’est pas des plus réjouissants, je ne suis pas encore assez pessimiste pour me dire qu’il n’y a absolument rien sur Terre qui vaille la peine d’être vu et vécu. A la rigueur, on peut se poser la question de pourquoi on fait des enfants, puisque c’est peut être souvent plus par habitude sociétale qu’un véritable choix muri, mais dans tous les cas je n’y vois pas (sauf cas particulier) d’égoïsme.
A la fin du récit vous avez cette très belle formule : « ne pas s’interroger sur le pourquoi de la vie mais sur le comment »…
Disons que la question du « pourquoi l’Homme ? » et du sens de la vie de manière générale est posée continuellement depuis au moins les philosophes grecs. Je ne peux pas y apporter de réponse parce qu’il n’y en a pas de « vraie » ou de « bonne ». Je peux juste transmettre cette idée que dans la vie, comme pour toute bonne histoire qui se respecte, ce n’est pas la destination l’important, mais le voyage qui y mène.
On peut également voir Adrastée comme une (belle) déclaration d’amour, non ?
Oui complètement ! C’est un sentiment qui transcende assez logiquement le temps et la mort, les principaux ennemis du héros.
Certains auteurs aiment se laisser surprendre par leur récit et, du coup, n’écrivent pas l’ensemble du scénario avant de commencer. De votre côté, comment travaillez-vous ?
J’écris tout dès le départ, et de manière très précise. Je pars du principe que pour avoir une bonne histoire, il faut avoir un bon début, et une bonne fin. Si je n’ai pas ces deux éléments, je ne commence pas. Ensuite je « remplis » ce qu’il y a entre les deux, en y mettant les messages que je veux développer, et les étapes qui me permettent d’avancer dans la réflexion de mes personnages. Une fois l’histoire résumable en une douzaine d’étapes, là je rentre dans le détail de chaque segment. Puis les dialogues, et enfin je peux commencer à dessiner.
Le prologue et l’épilogue de Shangri-La (qui donnent vraiment une autre dimension au récit, je trouve) étaient donc prévus dés le départ…
Oui, ils fonctionnent un peu comme un effet miroir, avec un retour à la nature et à la simplicité dans les deux cas.
Continuons de parler de Shangri-La. Ce nouveau récit est aussi ambitieux que riche. On a l’impression que vous avez voulu y mettre beaucoup de choses : critique des sociétés totalitaires modernes, société de consommation, traitement barbare des animaux, intolérance, scientifiques qui se prennent pour Dieu, place de l’Homme dans l’univers…Il y avait presque là matière à faire plusieurs livres, non ?
Oui probablement ! Les questionnements sont quasi infinis quand il s’agit de parler des maux de notre époque ! A chaque fois que je pensais à un thème, je rebondissais sur un autre et ainsi de suite. Il suffit de voir au journal télévisé que la plupart se rejoignent tous dans un espèce de trop plein de ce que l’humain est capable de faire en mal…
Il y a notamment une critique mordante des sociétés capitalistes modernes, plus pernicieuses (et dangereuses, du coup ?) et subtiles que les sociétés totalitaires du XXe siècle puisqu’elles donnent l’impression aux gens d’être libres tout en contrôlant les esprits et les désirs de consommation. Ce conformisme de la pensée et cette société consumériste vous inquiète ?
Ce Totalitarisme « pacifique » est la suite logique des sociétés de contrôle dites répressives. Ici la situation est bien plus simple, puisqu’il fait croire à la population qu’elle a besoin d’être contrôlée. C’est en ce sens que notre société m’inquiète, en nous aliénant par la peur et le consumérisme, elle nous rend de moins en moins libre.
Le récit est aussi celui d’un apprentissage pour Scott qui comprend qu’il faut être plus critique face à l’information ou au discours des politiciens. C’est un message que vous envoyez à la nouvelle génération (notamment avec ces pubs pour des téléphones portables omniprésentes sur le vaisseau) ?
C’est un message que j’envoie à tout le monde. Scott est, au début, un personnage lambda qui peu à peu prend conscience du monde qui l’entoure et des conséquences que ses choix peuvent avoir. C’est toute personne occidentale qui est concernée par le prix que son mode de vie fait payer à d’autre. (Fabrication des téléphones portables, pollution liée au commerce de la viande, etc…)
Il y a aussi cette race, les Animoïdes, créée par des scientifiques pour servir de boucs émissaires : pour que la frustration, la colère des gens puisse s’exprimer contre eux…
Oui, ils représentent notre peur de l’autre, du différent et du minoritaire, qui est souvent accentuée par les médias. Mais nous, nous n’avons eu besoin de créer aucune nouvelle race pour que le racisme communautaire soit un levier important dans le discours de nos politiques et nos inquiétudes citoyennes.
Au final la vision politique que vous proposez y est très amère et désenchantée puisque vous montrez que la Rébellion menée par Mister Sunshine est quasiment une coquille vide (ils ne proposent pas de réelles solutions…) et qu’elle n’a pour but que de prendre le pouvoir…
C’est un constant pessimiste oui, mais un constat quand même. Comment « diriger » ou « guider » des individus tous différents. Par quelles méthodes ? Le consumérisme comme Tianzhu ? La ruse comme Mr Sunhsine ? A-t-on le droit de décider pour d’autres ? Je n’ai pas de bonne réponse à apporter à ce problème. La résistance est simplement lucide sur son rôle et ses limites : est ce que la notion de contrôle et de hiérarchie peuvent disparaître dans une société ? Personnellement je le crois, ou en tout cas je préfère le croire, mais la problématique reste importante.
Je trouve que vos récits dégagent une certaine mélancolie, et ont en même temps un côté poétique. Est-ce ce que vous recherchez ?
Oui, c’est exactement ce que je recherche. Je veux qu’il y ait une forme d’onirisme qui se dégage des histoires .Pour le coup, je pense être très influencé par les films de Miyazaki, même si ce n’est pas fait de la même façon. C’est cette contemplation, ces silences un peu tristes qui donnent cet effet je pense.
Vous avez également participé à plusieurs Doggybags : était-ce une sorte de récréation pour vous (les récits sont moins « cérébraux » qu’Adrastée ou Shangri-La…) en même temps qu’une façon de laisser libre court à votre goût pour le récit d’horreur et la série B ?
Complètement ! C’est des fois tellement dur de s’investir autant dans un projet perso, qu’il est presque salutaire de sortir un peu la tête du guidon et de faire autre chose. Les Doggybags sont parfaits pour ça, puisque ce sont des histoires courtes où il faut changer d’univers à chaque fois. En plus, ça me permet de collaborer avec un scénariste, et donc d’être confronté à d’autres manières de raconter. C’est très formateur.
Parlons un peu de votre dessin. Votre trait est vraiment très personnel, je trouve. Comment arrive-t-on à un trait qui nous est propre en tant que dessinateur ? L’évolution pour arriver à votre trait actuel a-t-elle été complètement naturelle ou avez-vous décidé de certains changements, de certaines évolutions à des moments clés ?
Je pense que quand on est jeune dessinateur, on se forge son propre style au moment où on a enfin ingéré toute nos influences et qu’on en fait quelque chose d’unique. Je ne pense pas m’être rendu compte que j’avais « mon propre style », ça vient maintenant assez naturellement, et ça continue à évoluer, au grès de la découverte de nouvelles influences, ou du fait d’essayer de nouvelles techniques.
Quel dessin avez-vous envie d’avoir maintenant ?
Je ne sais pas. C’est un peu ce qui est chouette, mon trait continue d’évoluer, puisque je progresse petit à petit. Je ne sais pas vraiment vers quoi ça va, quels sont les artistes qui vont m’influencer suffisamment pour faire changer mon trait de manière inconsciente !
Je vois un petit côté Pontarolo dans votre dessin parfois. Est-ce un auteur que vous connaissez ? A t-il eu une influence sur votre travail ?
Ah c’est marrant non, je ne le connais pas.
Cela a-t-il été dur d’abandonner Scott une fois le récit terminé (vous avez dû passer pas mal de mois voire d’années avec lui…) ou avez-vous au contraire commencé à travailler à un autre projet rapidement ?
C’est en fait assez facile de se détacher d’un projet aussi gros ! Il y a un moment où ça prend tellement de temps qu’on a qu’une envie, c’est passer à autre chose ! Du coup, j’ai eu l’occasion de réfléchir à d’autres projets bien avant la fin de Shangri-La. Je pense partir, pour la prochaine bd, sur une œuvre d’anticipation qui traite du sujet de l’intelligence artificielle, et plus particulièrement telle qu’est en train d’émerger aujourd’hui. Tout en essayant d’éviter la redite avec les grands classiques qui en parlent déjà très bien !