Une interview, c’est avant tout une histoire de rencontres. Avec une œuvre d’abord. Et ici il y en avait deux : la bande dessinée “Revenants” et le film “L’âme en sang”, deux faces d’une même pièce qui dialoguent entre elles, échangent, se complètent. Car si le documentaire évoque avec beaucoup de pudeur et de subtilité la difficulté de vivre après la guerre en recueillant la parole, précieuse et touchante, de vétérans américains des guerres en Irak, la bande dessinée revient quant à elle sur la partie immergée de “L’âme en sang” : les rencontres fortes et magnifiques du réalisateur, Olivier Morel, avec Wendy, Jason, Ryan, Lisa, Kevin et Vincent mais aussi avec leurs souffrances et leur mal de vivre, ses doutes quant à sa démarche ou ses réflexions sur les Etats-Unis et leur façon de traiter ses vétérans, le rêve américain ou la guerre. Deux œuvres puissantes et intelligentes qui vous marquent durablement !
Et avec son auteur ensuite. Si l’on se doutait qu’Olivier Morel (que l’on remercie ici chaleureusement) aurait beaucoup de choses à dire, on ne pouvait savoir (on a maintenant compris que c’est en fait sa marque de fabrique !) qu’il s’investirait avec autant de sincérité et de disponibilité dans cette interview, clairement l’une des plus attachantes et des plus enrichissantes que l’on ait réalisée pour Positive Rage. Une très belle rencontre que l’on est heureux de partager avec vous.
Que diriez-vous pour vous présenter et parler de votre parcours professionnel ?
À la faveur d’une rencontre inoubliable avec un immense anthropologue et politologue, Bruno Etienne, j’ai commencé par faire des sciences sociales (anthropologie, sociologie) avant de dériver : n’abandonnant jamais complètement le terrain des sciences sociales, j’ai fait de la philosophie, puis des études littéraires : mon jury de doctorat en littérature est un peu l’illustration de cette évolution puisqu’il comptait, outre des « littéraires », un philosophe et un historien de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ; en outre cette recherche reposait très largement sur un « terrain », le Berlin des années 2000 — où j’ai vécu pour un temps —, et ses écrivains, artistes, cinéastes, souvent non-allemands, qui écrivent en allemand.
En parallèle avec les études universitaires, j’étais une sorte de militant associatif et je survivais en réalisant des documentaires pour la radio et quelques uns, souvent en collaboration, pour la télévision.
En 2005, pour des raisons d’ordre privées, j’ai émigré aux Etats-Unis. J’ai commencé, logiquement, par y enseigner la littérature à l’Université, et depuis 2012, j’ai le bonheur d’être aussi rattaché au Département de film, télévision et théâtre de l’Université de Notre Dame, dans l’Indiana où je suis assistant professor.
Avant de quitter l’Europe, avec un photographe, Didier Pazery, j’avais passé plusieurs années à parcourir l’Europe, mais aussi le monde, à la rencontre des ultimes survivants de la Guerre de 14-18. Tous m’ont fait forte impression. Mais certains visages, plus que d’autres, m’ont hanté. Comme celui de Marius Estratat… auquel je fais signe dans Revenants, ce qui pour moi était aussi une façon de rendre hommage à Kris et Maël, auteurs de l’extraordinaire Notre Mère la Guerre.
Pour commencer, pouvez-vous nous parler de la genèse de Revenants ? Qui est en fait à l’origine du livre ?
Revenants a trois origines « conscientes » : il y a des ressors assez privés, puisque j’ai vécu mes premières années aux côtés d’un grand-père qui était très profondément (et gravement) marqué par son temps dans la Résistance en Bretagne ; il y a l’impact du traumatisme de guerre sur les grands vieillards qu’étaient les centenaires que j’avais rencontrés dans le cadre du travail sur la Grande Guerre, à ma grande surprise, puisqu’à plus de cent ans, ça les empêchait encore régulièrement de dormir pour certains d’entre eux ; et puis, il y a ce film L’âme en sang, qui porte précisément sur le traumatisme de guerre chez les jeunes soldats revenus d’Irak ou d’Afghanistan.
Le tournage de ce film a été une épreuve psychologique assez massive : pas seulement pour moi, mais aussi, je le sais, pour Jean-Gabriel Leynaud, le directeur de la photo, et Erik Ménard, le preneur de son. Lorsque nous avons terminé le tournage, nous nous sommes sentis « chargés », ça pesait des tonnes, ces supports sur lesquels se trouvaient les images du tournage. Et puis, ce film qui explore les tréfonds de la violence de guerre, et plus spécifiquement des guerres de l’après-11 septembre, remue des cruautés très difficiles à évoquer aujourd’hui, je crois : qui parle aujourd’hui au nom des centaines de milliers d’Irakiens qui ont été massacrés au nom de la « démocratie » et de la « liberté » depuis… pas seulement mars 2003, mais 1990-1991, depuis cette époque où, comme Bruno Etienne l’avait écrit, « on a rasé la Mésopotamie » (1) ?
Arrivé aux Etats-Unis en 2005, je m’attendais confusément à trouver là un « home front », un pays en guerre. Et c’était le cas : les autocollants « Soutenez les troupes » étaient là partout… Cela dit, ils étaient déjà anciens pour la plupart et très délavés. Je voyais bien, nous étions en 2006, 2007, que les signes de la guerre s’effaçaient, alors qu’on mourrait pour de bon là-bas, au loin, en Irak : les Irakiens, bien sûr, comme je l’ai dit, mais aussi les « Américains » (je l’écris entre guillemets car beaucoup des jeunes femmes et hommes sous uniforme US ne sont pas citoyens des Etats-Unis, en tant qu’immigrés ou enfants d’immigrés). À cette époque-là, il se passe quelque chose, je crois : la guerre est impopulaire, elle dure, mais pour certains, elle est « gagnée » (rappelons que George Bush déclare la « mission accomplie » dès le 1er mai 2003 !). L’attention à l’égard de ce conflit se relâche, les médias délaissent le « sujet », et on ne parle guère des soldat(e)s qui en reviennent : déjà, ces revenants, sont des « revenants », des morts qui marchent à nos côtés, sans que nous ne nous en apercevions. C’est à ce moment-là que je me posais des questions sur ces gens : où sont-ils, que deviennent-ils, que pensent-ils de cette guerre ? Plus ou moins conscient de tout ça, j’ai reçu mon coup de poing dans l’estomac un matin neigeux comme aujourd’hui, c’était en écoutant la radio : à l’époque — nous sommes en 2007, je crois — trois jeunes se donnent la mort chaque jour après leur retour d’Irak (aujourd’hui, c’est une vingtaine par jour !). C’est une statistique, on n’en parle pas plus que ça. Mais moi, j’ai voulu mettre des noms, des visages derrière les statistiques, rencontrer ces femmes et ces hommes. Ça a commencé comme ça.
Ensuite, j’ai repéré — mon « terrain » est là — pendant environ deux ans, grâce à un producteur extraordinaire, qui avait immédiatement compris que la densité de ce film reposerait sur un vrai travail d’immersion. J’ai passé un temps fou avec des vétérans d’une association, « Iraq Veterans Against the War » (et pas seulement ceux-là), sans poser de questions, sans vraiment dire ce que je faisais là, me contentant de leur indiquer que je partageais leurs perspectives, leurs analyses, et que je voulais comprendre profondément ce qu’ils vivaient. Je suis devenu très ami avec la plupart d’entre eux. Au cours de ces « repérages », puis du tournage, plusieurs dynamiques « lourdes » se mettent en place : je deviens plus qu’un interlocuteur des « personnages » d’un film : on n’avait pas encore commencé à filmer que ma vie et la leur étaient liées. Il y a encore trois jours, j’étais avec Vincent (Vince) Emanuele, l’homme qui marchait sur le Lac Michigan gelé dans Revenants. Il ne se passe pas une semaine sans que nous soyons en contact, idem pour Wendy Barranco, et d’autres. Ils font partie de ma vie.
Ce qui veut dire aussi que les fardeaux qu’ils ont rapportés d’Irak font aussi partie de ma vie. Je ne peux pas dire que je sois un des leurs, pour autant. Mais je fais ce que ces soldat(e)s seraient en droit d’attendre de leurs concitoyens lorsqu’ils rentrent : qu’on les écoute, et que la responsabilité soit partagée. Or, ce n’est pas le cas. La plupart des gens s’en fichent ou s’en tiennent au minimum de rigueur en leur faisant l’accolade pour les « remercier » — position extrêmement ambiguë si l’on se place du point de vue des vétérans !
Ce que nous apprenons sur les cheminements de la culture, de la culture de guerre et de l’impact de la guerre chez les humains qui la font, c’est que la guerre n’est pas strictement et uniquement l’affaire propre de ceux qui la font : elle nous concerne tous — et ce n’est pas seulement rhétorique. Que vous le vouliez ou non, que vous le sachiez ou non (et c’est sans doute très grave quand vous ne le savez pas !), la guerre est faite en votre nom (« peuple américain », « nation », etc.), vous en portez donc aussi une responsabilité, vous la portez, vous devez vivre avec. Pour moi, arrivant aux USA, ça prenait une dimension critique : j’avais manifesté contre la guerre en 2003, à Paris et ailleurs (et aussi en 1990-1991 d’ailleurs…). Cela étant dit, je savais aussi (mon grand-père, les survivants de la Grande Guerre…) que ce n’est pas parce qu’on est un individu qui participe à une guerre sous l’uniforme d’une nation, qu’on est moralement en phase avec tout ce qu’elle implique. C’est très compliqué, ça. Du coup, ma curiosité n’en était que plus grande : je me souviens avoir rempli mon réservoir d’essence un jour d’hiver aux côtés d’une dame d’une quarantaine d’années sur la voiture de laquelle il y avait un autocollant qui disait « Proud Mom of a Soldier in Iraq », ou une chose dans ce genre. C’est assez commun. J’ai essayé de parler de son fils avec elle et elle s’est aussitôt mise à trembler, elle avait du mal à retenir ses larmes : c’était impossible. Ce black out me rendait dingue : les gens ne parlent pas, les médias sont silencieux. Dans quelques jours, le maire de la ville où je réside, South Bend, va être déployé en Afghanistan. Il a tout juste une trentaine d’années, il est, depuis longtemps, réserviste de l’Armée US. Je connais bien son père, qui est un ami très proche : lorsque nous évoquons le sujet ensemble, c’est le silence qui prévaut, c’est très pénible et douloureux, on n’imagine jamais à quel point. Je sais que cette famille, les amis, tout le monde, moi inclus, va y penser à chaque minute de la vie lorsque Pete sera déployé en janvier.
Pour en revenir à la question sur la manière dont l’idée de la BD nous est venue, l’épreuve psychologique des repérages et du tournage passée, j’ai, très naïvement, — sans doute pour me protéger —, pensé que le montage du film me permettrait de surmonter les angoisses générées par les deux premières phases de la conception du film… c’est le contraire qui s’est produit ! J’étais en salle de montage avec Matthieu Augustin et nous avions parfois du mal à « faire le travail » : la charge émotionnelle des images était telle que nous nous trouvions parfois en quasi chômage technique, or, Matthieu n’avait pas été exposé au sujet avant. C’était des images, des enregistrements, et pourtant, ces personnages vivants et mortels étaient là devant nous en train de nous parler de ce qui pouvait à tout moment les emporter… y compris, en raison de la toxicité du film… Certains personnages du film ont mis un an avant de pouvoir regarder le film et n’ont jamais pu le voir d’un trait, entrecoupé de visites chez leur psy.
C’est à ce moment-là, et faisant face aux choix souvent cornéliens d’un montage, que j’ai vu Matthieu se figer sur une image, un jour, disant simplement « Faut faire quelque chose ». Ça s’est imposé à nous comme ça, alors qu’au même moment, Paul Rozenberg, le producteur, faisait le même mouvement et a dit : « Une BD, il faut faire une BD ». Je pense que tous les témoins du film, monteur, producteur, chaîne, étaient très affectés par ce que nous avions là entre les mains… un thriller documentaire.
Ensuite, c’est une rencontre pour moi en tout point extraordinaire avec un auteur qui est le seul, au fond, avec qui j’aurais pu faire ça : Maël. Maël se trouvait d’ailleurs aussi être un ami de Matthieu, un ami musical puisqu’ils ont en commun d’être tous deux musiciens (Hitchcock Go Home pour Maël et Chalk Face pour Matthieu). Cet univers musical a beaucoup compté dans l’écriture de Revenants car l’album, comme le film, doit beaucoup à la musique.
Comment avez-vous travaillé avec Maël sur ce livre ? Quel a été le rôle de chacun ?
D’abord, il nous fallait composer avec une contrainte majeure : la géographie. Lui vit dans le Dauphiné et moi dans le Midwest, aux Etats-Unis. Cette contrainte a vite été surmontée, et plus facilement que je ne l’avais imaginé. Pour moi, et je crois, aussi pour Maël, les choses se sont faites de façon très harmonieuse et la distance, qui aurait pu être un obstacle, est devenue en fait une source d’inspiration : rien n’allait de soi, nous nous sommes ainsi beaucoup écrits et nous parlions sur Skype très régulièrement.
Dans un premier temps, il a découvert le travail, bien sûr : nous avions fait connaissance alors que nous étions encore en montage, donc il a suivi la fin du travail « filmique ». Mais surtout, lui et moi avons en commun d’aimer écrire et de le faire avec plaisir : c’était parfait pour moi ! Nous avons ainsi échangé des dizaines de pages de correspondances (peut-être des centaines), un peu comme je le fais avec vous en répondant à cette interview, des « discussions » électroniques à bâtons rompus, cela, sans idée de scénario pré-conçue, car lui et moi étions convaincus dès le début que nous faisions tout autre chose qu’une BD « sur » un film, ou, pire, un « making of » ! Toujours, nous en revenions à cette peur initiale, initiatique presque, ressentie au cours du repérage, du tournage et du montage : cette matière retorse, souvent toxique, et pourtant pleine d’espoirs, que contenaient les rencontres avec les vétéran(e)s. La scène originaire, primitive, de la BD, est vraiment située dans la nuit de cette salle de montage à Paris — j’y suis souvent retourné en pensée lorsque je composais les scènes de Revenants.
Avant d’entamer l’écriture du scénario, j’avais rendu visite à Maël dans son atelier, j’avais essayé de m’imprégner de son milieu, de son cadre, mais aussi de savoir le plus précisément possible quels étaient les contraintes et les risques de son côté : les différentes étapes, les supports, le matériel utilisé, pour moi c’était fascinant d’être ainsi admis dans la crypte de sa création picturale ! J’ai toujours eu cela en tête au moment où j’écrivais les scènes, j’essayais aussi de lui fournir un maximum d’indications, de détails, sachant que nous faisions un récit réaliste ou « documentaire », j’étais, je pense, très perfectionniste… je me souviens par exemple lui avoir envoyé des photos d’interrupteurs ou de crémones !
Outre les textes, j’ai donc envoyé des centaines, peut-être des milliers de photographies à Maël, en sorte que chaque scène conçue l’est souvent comme un roman photo, à l’origine. J’ai passé l’été 2012 à essayer de concevoir l’ensemble de la narration, et puis nous avons travaillé ensuite scène par scène, en retournant dans les « rushs » du film et les transcriptions d’interviews, mais aussi, en reprenant mes notes personnelles, les photos faites sur le tournage, etc. Toujours à distance.
Là, un moment de grâce nous est donné : vers le début du travail de réalisation des séquences proprement dites, Maël devait se rendre à New York City pour la présentation de Notre Mère la Guerre. Au même moment, jour pour jour, j’avais été invité à présenter mon film à New York University ! Ça a été l’occasion, pour lui et moi, de nous retrouver là avec un personnage important de ce livre qui résidait alors dans la région : Ryan Endicott. Cette rencontre a eu un impact. Tout d’un coup, ces « personnages » et ces mondes se rencontraient. J’ai un souvenir magique de cette soirée à New York entre Maël et Ryan, même si au fond, nous n’avons pas échangé beaucoup de mots.
On sent dans le récit que vous aviez besoin de revenir sur les troubles de stress post-traumatique (PTSD ou Post Traumatic Stress Disorder, en anglais), de reparler de ces jeunes vétérans de la guerre d’Irak que vous aviez rencontrés pour votre film L’âme en sang, que vous aviez du mal à réellement tourner la page…
Oui. Je ne sais pas si je tournerai jamais la page. Au fond, il y a aussi une nécessité « citoyenne » à ne pas le faire : eux, les jeunes qui sont allés en Irak, ne pourront jamais tourner la page. Et c’est à nous, qui n’y sommes pas allés, de prendre nos responsabilités de ne pas les laisser tomber. C’est ce que devraient faire tous les boutefeu et autres va-t-en-guerre qui ont vendu la Guerre aux Américains.
Malheureusement, ceux-là se sont plutôt illustrés dans le fait de ne pas garantir de soutien moral et de compensations décentes aux vétérans : ainsi, ils étaient d’autant plus prompts à nous faire gober la guerre qu’ils laissaient tomber les vétérans. Il faut rappeler qu’au début 2003, au moment même où se préparait la Guerre, l’administration Bush a nommé à la tête du service de santé et de soutien des vétérans (le « VA ») un personnel qui avait pour mission de réduire les dépenses — ce qui a été fait ! Au moment où l’afflux de vétérans dans le besoin est devenu considérable, le système était gravement en sous-effectifs et pauvres en moyens financiers ! Aujourd’hui, le délai moyen d’examen d’un dossier de demande de soutien par un vétéran auprès du service de santé des armées est de près d’une année. Ils ont tout leur temps pour mourir de faim et de folie, puisque de surcroît les dossiers sont d’une technicité kafkaïenne qui requiert l’aide de spécialistes — souvent des frères d’armes qui sont passés par là. À l’époque, l’administration Bush a même mis en place un système de primes aux dirigeants du service de santé pour les employés qui s’illustraient dans leur capacité à décliner les demandes d’aides adressées par les « nouveaux » vétérans : des primes allant jusqu’à 30 000 dollars par an ont ainsi été distribuées aux employés les plus « méritants ».
Rien de tout cela n’était accidentel ou mal planifié : c’est plutôt une constante de l’histoire des Etats-Unis, depuis, au moins, la Première guerre mondiale. En 1919 les vétérans de la Grande Guerre avaient campé sur le « Mall » de Washington DC pour obtenir les pensions et primes d’engagement qui leur avaient été promises et jamais versées… Ne parlons même pas des vétérans du Vietnam…
A un moment du tournage du film, vous dites “Le fil, on l’a perdu. Nous n’avons pas filmé ça. Va savoir pourquoi…”. On se rend compte alors que Revenants était en quelque sorte une seconde chance pour vous, non ? Une façon d’explorer, de dire, de parler de ce que vous n’aviez pas dit dans le film.
Dans le film comme dans la BD, s’effectue une traversée du non-dit. On peut le formuler de manières différentes. Le philosophe Marc Crépon — qui a préfacé Revenants —, formule ce non-dit dans les traces de Camus (notamment) : c’est le « consentement meurtrier » (2). Par cette expression on désigne ce mécanisme toujours étrange et forcément questionnable, par lequel des êtres peuvent concevoir comme acceptable le fait de tuer un autre être. Ça ne va jamais de soi, tirer sur un être humain, même « légalement », dans le cadre des lois de la guerre. Alors imaginez ce que c’est pour la plupart des vétérans de la Guerre en Irak ou en Afghanistan, qui ont eu à maltraiter des civils, des familles, des enfants…
En tout cas, quand on regarde le film après avoir lu le livre, on se rend compte à quel point les deux œuvres sont complémentaires, à quel point elles échangent et dialoguent entre elles. Avez-vous été surpris de voir à quel point le média bande dessinée pouvait rendre compte avec acuité du réel et peut-être toucher et émouvoir différemment ? Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans Revenants ?
Les deux formes d’expressions sont complémentaires, en effet. Ce qui m’a attiré avec la BD, parmi mille potentialités, c’était le pouvoir de représenter ce que la grammaire documentaire telle que je la conçois ne pouvait rendre dans le cadre du film : les visions. Bien sûr, si on regarde bien le film, j’ai essayé de restituer un peu de ce que sont ces visions (l’usage des paysages, par exemple, le fait de ne pas utiliser d’archives, etc.). Mais l’univers de « visions » (dans tous les sens du terme) que la BD peut restituer est d’une richesse infinie. On a ainsi la possibilité de faire advenir quelque chose qui n’est pas juste une forme de figuration, mais une force qui se met en œuvre dans l’ensemble de l’interrogation et de la pensée de la guerre, de la violence, de la mort donnée : on peut ainsi tenter de représenter ce qui est de l’ordre de la métaphysique, et, au fond, — je viens de voir le documentaire de Werner Herzog sur la Grotte Chauvet —, on touche à quelque chose qui est probablement aussi vieux que l’humanité pour autant que l’humanité ait partie liée avec des phénomènes de représentation, de projection de soi ou du groupe hors de soi. Peut-être n’y a-t-il pas d’accident dans le fait que les choix de couleurs effectués par Maël rappellent cet inconscient pariétal qui est en nous, ou des formes d’expressions corporelles comme le tatouage.
C’est une pratique dans laquelle Maël excelle : il a su trouver la bonne mesure, ce qui était loin d’être gagné d’avance, pour restituer cette force primale et banale, mystérieuse et triviale, élémentaire et prophétique, de la violence assumée et refoulée, assimilée et régurgitée, qui est le propre de la guerre, et de l’acte de tuer, fût-ce quand il s’agit de tuer des animaux : les hommes du paléolithique représentent des animaux qui étaient aussi leurs gibiers et cela ne tient pas au pur hasard, ces animaux sont aussi des divinités, des transfigurations de leur « humanité » animale et inversement. Ajax, le guerrier pris de folie (il y a un PTSD !) qui fait son apparition à la fin de la BD, ce héros de la mythologie grecque transfiguré par Sophocle dans sa célèbre pièce, va massacrer des animaux. Toute victime expiatoire, toute « guerre », qui est aussi une guerre avec soi-même, engage ces forces mythiques et mystérieuses, humaines et animales, indistinctement, avec lesquelles le film tente de s’expliquer par l’écriture, la musique, la parole partagée, le rêve ou la fiction. La BD, et je crois que Maël l’a embrassée ainsi, appartient à ce registre d’expression, qu’elle renforce là où le film la laisse en reste.
Nous ne voulions ni refaire le film, ni faire un « récit de guerre »… et de ce point de vue, s’il y a une chose qui « fonctionne » avec cet album, c’est la réussite de ce pari-là.
A quel moment des repérages avez-vous senti que vous deviez faire ce film ?
Ça s’est imposé progressivement, c’est venu d’au-delà de moi, ça m’est tombé dessus. Au début, c’est un état de colère, de positive rage si vous voulez ! J’étais choqué de ce que j’avais entrevu du sort des vétérans dans la société américaine : suicides, un nombre ahurissant de sans domiciles, bref, dans cette société très fière de son armée et de son rôle « militariste » dans le monde, les vétérans, — et ce n’est pas l’ironie du sort, mais la profonde vérité du système qui se révèle là — concentrent sur leur nom toutes les violences des sociétés industrielles : relégation, hyper-pauvreté, maladies non traitées, mépris, symboles de « dangerosité » sociale, etc.
Ainsi, je parle incidemment de ma colère à une amie cinéaste, Ruth Zylberman, à Paris, au cours d’un été (je crois que c’est en 2008). Elle me dit : « Répète ça mot pour mot à un ami, je te prends un rendez-vous avec lui pour toi ». L’ami de Ruth, c’est Paul Rozenberg, le producteur du film. C’est très étonnant la façon dont ça s’est passé. Paul m’a écouté quelques minutes, deux ou trois minutes peut-être, et il m’a dit simplement : « Vous avez présenté votre idée à quelqu’un à part Ruth et moi ? ». Bien sûr que non. Pour moi, vivant aux USA, enseignant la littérature, c’était comme si le temps d’avant, où je faisais des documentaires radio, par exemple, était derrière moi. Et soudain voilà que ma colère à l’égard du sort misérable réservé aux jeunes vétérans de la Guerre en Irak me précipitait à nouveau dans l’univers que je croyais avoir quitté. Au fond, c’était à la fois un départ et un retour : je revenais dans l’univers de la production audiovisuelle au moment même où je pensais l’avoir définitivement quitté, c’est le retour du refoulé typique ; mais au cœur de ce retour, il y avait un départ et une adoption. L’idée de ce film-qui-ne-se-reconnaissait-pas-comme-tel c’était avant tout, pour moi, ancré dans la notion de départ d’Europe et de découverte de l’Amérique, et donc, aussi, adoption de mon « nouveau monde », de mon nouveau pays — pensez toujours que l’une des scènes pivot de Revenants, c’est le moment où j’obtiens la citoyenneté américaine à quelques jours de l’élection d’Obama. J’ai adopté ce pays en lui faisant une sorte de pied de nez, car à l’époque, nous n’étions pas nombreux à nous intéresser à ce sujet du traumatisme de guerre chez les vétérans des Guerres de l’après-11 septembre aux USA, les choses ont énormément changé depuis ; par ailleurs, j’ai traité le sujet d’une façon très personnelle (qui explique aussi peut-être pourquoi aucun diffuseur américain n’a manifesté l’envie d’acheter les droits de ce film).
Donc, quand Paul me demande si j’ai déjà parlé de cette idée de film à quiconque, je ne suis pas même en train de penser à un « film » — même si les jeux sont déjà largement faits puisque je suis devant lui. Là, il me fait une réponse à laquelle je ne crois toujours pas aujourd’hui quand j’y pense : « Écrivez-moi ce que vous venez de me dire et je vous fais un premier chèque. Le second viendra lorsque vous m’aurez proposé une narration d’une dizaine de pages ». Un mois après, on était en production. Puis ARTE s’est décidée aussi très vite, pour un Grand Format, de 90 minutes de surcroît. Je connais beaucoup de réalisatrices et réalisateurs et l’économie du documentaire est très difficile, mais je ne connais personne dans cet entourage, qui ait une histoire similaire à raconter : il n’y a qu’un producteur comme Paul Rozenberg pour prendre des risques pareils ! Et c’est pourquoi son catalogue est si beau. Ça dépend aussi de personnalités exceptionnelles, qui sont résolument du côté des auteurs, Paul Rozenberg et ses associé(e)s à Zadig Productions bien sûr, mais aussi Pierrette Ominetti et Christilla Huillard-Kann à ARTE à l’époque.
L’un des aspects les plus intéressants du livre (d’autant qu’il n’est pas du tout présent dans le film), je trouve, est de vous mettre en scène pour montrer aussi l’envers du décor : les doutes qui peuvent assaillir le réalisateur, ses états d’âme, la peur de ce qu’il va trouver, les choix parfois compliqués qu’il est amené à faire…
Je suis heureux que vous ayez été sensible à cet aspect. Pour moi, c’était avec les plus grandes hésitations… je n’aime pas trop me mettre en avant, et le film en était aussi une illustration : je sais que ARTE me posait souvent la question de ma « place dans le film », alors que je ne me voyais que comme un porte-voix, ou « metteur en scène » des protagonistes. Pour moi il eût été obscène de prétendre « expliquer » quoi que ce soit par une voix off ou une présence à l’image.
Avec Revenants, je n’y ai pas coupé, une nouvelle fois : c’est l’idée de Maël de m’avoir placé à la charnière du récit. Cette fois-ci, je n’ai pas vraiment résisté. Car j’ai été immédiatement convaincu par la notion que Maël voulait développer. Et assez rapidement, le réalisateur du film est devenu un personnage du récit. Tout aussi vite, Maël et moi n’avons pas parlé de « moi » mais de « Olivier », comme s’il s’agissait d’un tiers, d’un personnage de fiction, un double, à tout le moins. L’histoire de la littérature nous enseigne bien que l’autobiographie dit toujours autre chose que l’histoire de la vie de celui qui se raconte. Hélène Cixous le dit mieux que personne dans Photos de racines : « Toutes les biographies, comme toutes les autobiographies, comme tous les récits racontent une histoire à la place d’une autre histoire ». Voilà, ma place, c’est là : c’est une histoire possible, à la place d’une autre… celle que je raconte dans cet entretien, par exemple. Donc, c’est moi et ce n’est pas moi : ce qui me revient dans le récit ne se rapporte pas forcément à moi. Ce qui revient, qui me revient… dans ce sens je suis aussi une sorte de revenant. Ce qui n’est pas pour me déplaire : qui sait s’il s’agit vraiment de moi ? Le « moi », ce moi, est revenance.
Quand vous dites en parlant de Jason Moon “il faut que l’on soit disponibles pour lui 24 heures sur 24 dans les semaines qui viennent. Faut pas qu’il nous fasse une connerie”, on réalise brutalement que le film a dû demander un investissement énorme…
En effet. J’ai très rapidement compris qu’à tout moment le « travail » filmique engagé était à très haut risque. Tous les personnages se sont avancés au bord du précipice dans le cadre de ce film — au figuré… comme au sens propre. C’est le cœur de cette BD, qui, je l’ai observé, a été repérée par des professionnels de santé, tout comme le film, qui, aux USA et en Australie, a été acheté par des institutions en charge de la santé mentale des soldat(e)s et ex-soldat(e)s et sert comme outil de formation. C’est un instrument pour ces entités, ce qui indique bien une nature profonde du travail que nous avons effectué avec ce film et cette BD.
Bon, dans un sens, on vit, on appartient au film qu’on réalise avant même qu’on ne s’en aperçoive : la dépossession est partout et pour avoir eu le loisir de beaucoup les observer, j’ai pu me rendre compte que souvent ce qui est le propre de la notion d’auteur est à l’opposée de la notion de « propriété intellectuelle » (dont on a besoin en droit) : être auteur, c’est accepter la dépossession. Ce travail n’échappe pas à cette règle : je ne connais pas un seul artiste, auteur, ou réalisateur, qui ne soit, à un moment ou un autre, profondément habité par le travail en train de se faire dans la mesure où ce travail prend le contrôle des plus banales dimensions de leur vie. Dépossession. Il est vrai que L’âme en sang et Revenants ont eu un impact considérable sur ma vie personnelle, ma famille, mon activité consciente et inconsciente, et que j’ai été souvent proche d’une forme d’aliénation à l’égard des épreuves que ça pouvait comporter. Je rêve régulièrement (ou cauchemarde) de ce qui s’est passé « là ».
Le psychologue qui suivait Jason Moon s’adresse à vous à un moment pour vous dire : “Le tournage peut le tuer”. Y-a-t-il en vous une part de culpabilité de lui avoir fait revivre des horreurs qu’il tentait de refouler ? Le livre est-il une façon d’exorciser cela ?
Oui et oui !
On imagine qu’il doit être difficile, du coup, de trouver le bon équilibre, entre compassion et objectivité, le bon ton, pour aborder un sujet comme celui-là.Ce n’est pas seulement difficile : c’est impossible. Paul, qui donne peu de conseils, me l’avait dit quand ça a commencé : « On ne fait pas un film sans dégâts ». Cette prophétie, ou menace, devait se réaliser : réaliser le film, c’était ça. C’est aussi le meilleur conseil qu’on m’ait jamais donné au cours de ce travail. Il ne faut pas faire un tel travail en équilibre et supposer y parvenir est une chimère ou un signe qu’on ne fait pas du bon boulot. Si film et BD il y a, c’est en traversant la possibilité de cette impossibilité, l’endurance de cet obstacle est ce qui a fait naître les deux travaux. On échoue de toutes parts, de toutes parts ça déborde, ça refoule, ça coince. Dire que tout ceci est au-dessus de nos forces est, dès lors, une banalité. Pouvoir y faire face et trouver un moyen de l’exprimer, c’est ça qui est difficile : car souvent, ce qui tue les vétérans à leur retour d’Irak ou d’Afghanistan, ce qui brise les familles, c’est l’absence d’un langage pour formuler cette impossibilité. C’est aussi l’échec principal des protocoles thérapeutiques qui dominent la psychiatrie militaire aux Etats-Unis (et pas seulement militaire) : cette mentalité du « I am going to fix you », ou « Everything is going to be Ok », « je vais vous remettre d’aplomb », « tout va bien se terminer », et on donne des médicaments, on ne parle pas, sinon à un praticien caché derrière un ordinateur qui vous donne des drogues et refuse de vous écouter. Ce langage optimiste du « je vais te retaper comme tu étais avant », fait des dégâts considérables ! Donc, dire que c’est impossible de formuler, c’est déjà énorme, c’est déjà reconnaître qu’il y a quelque chose à formuler et que la naïveté du « je vais me soigner et redevenir la femme ou l’homme d’avant l’Irak » est nulle. J’ai pourtant vu tant et tant de vétéran(e)s qui pensaient sincèrement qu’ils, qu’elles allaient redevenir la personne d’avant le déploiement…
Dans le cas de Jeff, ni lui, ni la famille ne sont vraiment parvenus à trouver ce langage commun… enfin, c’est réducteur, ce que je dis là : oui, moi je pense que Jeff commence à parler, à trouver les mots, il va parler, vider son sac, tout dire, faire un acte politique ultra violent contre la Guerre en Irak le soir du 21 juin 2004. Mais il était déjà trop tard et la levée d’inhibitions du 21 juin est probablement ce qui lui a été fatal, non pas tant qu’elle ait engendré son suicide, mais qu’elle l’ait « enfin » rendu possible pour lui. C’est très compliqué et je ne peux pas me lancer dans l’analyse subtile qu’il faudrait engager là : le 21 juin, il est parvenu là où, depuis longtemps, il s’attendait, comme s’il avait rendez-vous avec lui-même, une part de lui qu’il n’avait pas encore laissée venir à lui, comme on attend quelqu’un à l’arrivée du train. Seulement il sait qu’il — ou plutôt, il pense qu’il ne pourra pas vivre avec l’être qu’il est en train de devenir. Le 22 juin en fin d’après-midi, il se donne la mort après avoir rédigé quelques notes stupéfiantes, documentant notamment les ultimes « préparatifs » de sa propre mort (« Right now it is 4:35 and I am completing my death » : « Il est actuellement 16h35 et je termine les préparatifs de ma mort »). Je n’ai jamais été capable de me confronter à ça. Là, on est au-delà de la zone où un film ou une BD se jouent.
Ce bref récit le dit : tous les personnages du film et de la BD, sans exceptions, sont au bord du gouffre où se trouve Jeff au soir du 21 juin. Et nous, l’équipe du film, et Maël désormais, et les lecteurs comme vous… marchent désormais avec eux sur cette ligne de crête, nous regardons ce film du « 21 juin », la BD aussi c’est une sorte de « 21 juin ». La différence c’est que lorsqu’on est seul sur la ligne de crête comme Jeff l’était (ou croyait l’être : nous sommes encore au tout début de la guerre quand il se donne la mort) — une solitude absolue —, la moindre erreur est fatale. Quand on est des milliers, c’est autre chose : on se tient la main et ça fait une chaîne, une cordée.
Les mouvements sont donc très puissants et très accablants à la fois : par exemple, il y a la compassion à l’extrême, je tiens la plupart des protagonistes de ce film comme des membres de ma « propre famille » et ce n’est pas une figure de rhétorique ou de morale, c’est que lorsque Wendy se fait braquer sa voiture à Los Angeles ou qu’elle a un accident de la circulation (sans gravité heureusement) comme la semaine dernière, je me sens personnellement impliqué et responsable ; idem quand Jason a une sinusite qui l’empêche de venir faire un concert dans ma ville, ou quand Vinny me dit qu’il veut se rendre en France pour voir ce pays : c’est mon affaire personnelle. Je veux profondément qu’ils vivent, ce qui s’appelle vivre, et je suis convaincu qu’eux savent vivre comme personne, et qu’ils nous apprennent à vivre ! Chez eux écrire, peindre ou écrire de la musique n’est pas une merde de « loisir » ou de « divertissement » pratiqué pendant son « temps libre », comme l’univers capitalistique environnant aime à le nommer.
En même temps, la distance entre eux et moi est évidente, incommensurable. Et puis, au milieu de tout ça, on fait un film et ça peut à tout moment nous rompre, rompre l’amitié entre nous, et nous briser mutuellement. Le moindre incident sur un de ces tournages et je savais que nos vies seraient foutues. Bon, j’ai utilisé toutes sortes de techniques et de pratiques pour maîtriser ces forces proprement monstrueuses — sur les tournages, par exemple, on ouvrait des « sessions » où tout pouvait, où tout devait se dire, c’était un temps suspendu, comme dans un rituel, avec l’accord moral que jamais nous n’en reparlerions après les tournages. Une fois la caméra sur « off », la session se fermait comme on cessait une séance d’hypnose. La plupart des entretiens « durs » se sont faits en quasi hypnose : on passait deux jours à filmer quasiment pour rien, à faire semblant, et puis, un jour, quand je sentais que le moment était propice, je prévenais Jean-Gabriel et Erik en leur disant, « Là on entre ». C’est comme ça que ça s’est fait : la plupart du temps, ils ont dit des choses devant la caméra qu’ils ne racontaient pas même aux plus proches de leurs proches — je savais que c’était très risqué, ça, mais nous étions en accord sur la nécessité de le faire.
Au fond, c’est aussi comme ça que l’amitié, une amitié à tout rompre est possible avec eux : ils savent que je les regarde comme des humains, avant de les voir comme des soldat(e)s, des vétéran(e)s, ou pire que ça. Jamais je n’ai plus parlé de « l’Irak » avec Wendy ou Vinny, par exemple, jamais, pas une seule fois, ce serait parfaitement obscène. Ils en ont marre d’être des vétérans, la plupart du temps, ou du moins, laissons-les être les « vétérans » qu’ils ont envie d’être, ne les aliénons pas à une histoire que nous raconterions à leur place. Ça arrive dans les interviews ou dans les rencontres publiques, que je parle aux côtés de Wendy de l’Irak, comme avec Wendy au moment de la sortie de Revenants… mais c’est devant le micro de Kathleen Evin à France Inter. Hors du studio, on n’en souffle pas mot. Pas à mon initiative en tout cas.
Après, j’ai dû parfois puiser dans des forces qui m’abandonnaient pour pouvoir continuer. Dans ces moments, je revenais vers l’état de colère initiale qui m’avait poussé et les choses redevenaient possibles. Dans ce cas… je ne sais que faire du mot « objectivité » que vous me proposez : quand il s’agit de la guerre en cours, personne n’est « objectif ». Je ne l’étais pas dans ce sens. Ce qui ne veut pas dire que je ne cherchais pas la sincérité profonde de ces humains. C’est aussi ce qui me plaît chez ces vétérans que j’ai rencontrés : ils défient l’objectivité ambiante, qui a la forme dominante de la passivité et du laisser-aller.
Vous a-t-il fallu un peu de temps pour ensuite passer à un autre projet de film ou avez-vous voulu au contraire vous plonger dans autre chose rapidement pour tourner la page de L’âme en sang?
Je ne tournerai jamais la page. Du temps, oui, il m’en faut, mais la BD a été un moment de « thérapie » (même si je n’aime guère ce mot ici) extraordinaire, essentiellement grâce à Maël, Claude Gendrot et toute l’équipe de Futuropolis. Ça c’est un éditeur ! Sans leur approche, rien n’eût été possible ! Donc, je suis passé à autre chose en continuant. C’est un rêve !
Pensez-vous que ce film ait changé votre façon de voir votre métier de réalisateur et votre façon de travailler ?
Oui. J’ai eu des messages de réalisatrices et de réalisateurs de documentaires, témoignant, notamment, du fait que cet album leur parlait de leur métier d’une façon qui est rarement évoquée. Et pourtant, tous font des films très différents de L’âme en sang. Encore récemment, je l’ai évoqué avec la cinéaste Muriel Coulin (3), qui développe un film très prometteur écrit à partir du roman de sa sœur Delphine Coulin. C’est l’histoire d’une jeune soldate française qui rentre d’Afghanistan…
On sent le dessin de Maël proche de vos doutes, de votre réflexion, de vos états d’âme lors du tournage. Avec le recul pensez-vous qu’il aurait été possible de faire ce livre avec un autre dessinateur que lui ?
Non. Maël est l’auteur parfait pour ce travail. Je suis très impressionné, intimidé, par lui : c’est non seulement un immense artiste qui a un sens profond et personnel de la narration, mais encore, il a une érudition et une culture littéraire, cinématographique, musicale… et en bande dessinée, qui font de lui un très grand auteur. De ce point de vue, par exemple, l’album de son groupe Hitchcock Go Home, qu’il a largement écrit et composé, You cannot be serious, est une pure merveille, qui m’accompagne. Je suis très fier d’avoir pu lui donner une matière d’expression aussi riche et présente, et réelle, que Revenants, et j’espère avoir le bonheur de travailler encore avec lui.
Y-a-t-il des sujets que vous refusez désormais d’aborder parce qu’ils demanderaient un trop grand investissement émotionnel et pourraient quelque part vous mettre en danger ?
J’ai été joint il y a quelques mois par une productrice qui souhaitait me faire travailler sur un film consacré au génocide au Rwanda. Le « timing » n’était pas bon par rapport à d’autres projets en cours et j’ai dû décliner cette offre. Cela dit, j’étais un peu soulagé de devoir refuser : je ne me vois pas plonger dans des travaux aussi durs dans l’avenir proche. J’ai besoin de faire une petite pause…
Le livre est bien plus virulent contre les V.A., les Veteran Affairs (NDR : un service public qui a en charge les pensions, le suivi et le traitement médical des vétérans de l’armée américaine), que ne l’est le film et il est globalement plus critique, plus engagé politiquement, avec des références, notamment, aux pensées de Zinn ou Chomsky ou au mouvement “Occupy”. Regrettiez-vous, avec le recul, de ne pas avoir été assez critique dans L’âme en sang ?
Non ! Je pense que pour L’âme en sang, il était important de rester à hauteur de ce que les vies des personnages nous livraient : c’était assez dur comme ça. Et d’ailleurs, pour ce qui est de l’efficacité sociale (« militante », « politique », si vous voulez), le film était bien plus fort comme ça qu’avec un discours et une contextualisation qui l’auraient orienté et situé. Ça ne parle pas que de la Guerre en Irak, ce film, en tout cas, je l’espère. Du coup, ici, aux Etats-Unis, si les diffuseurs « corporate » ont sans doute eu peur, les associations, les « boys scouts », les écoles, les lycées, les organisations religieuses… il ne se passe pas une semaine sans que le film ne soit montré, utilisé. C’est la plus belle des récompenses.
Du coup, dans la BD, parce que le format s’y prête, c’était important pour moi de situer les personnages dans leur univers social et culturel. Car leur parole n’est pas sortie de terre comme les crocus au printemps. C’est le résultat d’efforts incommensurables pour être audibles, reconnus… et malheureusement, ils parlent à côté du micro : la société américaine refuse de les entendre.
Il est assez perturbant de voir dans le film la naïveté des soldats qui semblent avoir découvert le vrai visage de la guerre, son lot inévitable d’horreurs, ses conséquences irréversibles, en allant en Irak alors qu’il y a eu le Vietnam, l’Afghanistan, la première guerre d’Irak et que les poches de résistance avec des gens comme Zinn, Chomsky ou le mouvement “Occupy” sont de plus en plus nombreuses. La propagande de l‘armée et le patriotisme américain sont encore trop forts ?
Oui, en partie. Mais il y a aussi le fait que culturellement, la voix qui fait entendre les dangers de la guerre est très minoritaire et socialement mal connotée : les Etats-Unis sont une société très militarisée et nationaliste, le cinéma, la culture des armes, le fait que dans toute famille il y ait au moins une personne qui en vive, sans parler de ceux qui en dépendent…, tout ça fait que faire entendre une autre voix est difficile, sans être aussitôt taxé d’anti-patriotisme ou que sais-je. Le budget militaire des USA aujourd’hui est de 682 milliards de dollars. À titre de comparaison, l’addition des budgets militaires de la Chine, de la Russie, du Royaume Uni, du Japon, de la France, de l’Arabie Saoudite, de l’Inde, de l’Allemagne, de l’Italie et du Brésil, n’atteint, au total, « que » 652 milliards de dollars…Ce n’est pas même au niveau de ce que dépensent les seuls USA ! Ça donne une idée de l’importance du complexe militaro industriel aux USA… Ensuite, il y a le fait que deux générations sont passées depuis la fin de la Guerre du Vietnam et que le naturel militariste et belliqueux sans conscience est revenu fort au galop après le 11 septembre…
Le livre est aussi l’occasion de pointer du doigt les énormes intérêts économiques (Haliburton, dont le PDG n’était autre que Dick Cheney, secrétaire d’état à la défense de 1995 à 2000, a bénéficié de très gros contrats en Irak) en jeu dans cette guerre. Pourquoi n’aviez-vous pas abordé ce point dans le film ?
C’était présomptueux de ma part d’évoquer ces choses dans le cadre du dispositif filmique mis en place, qui était centré sur la parole nue des soldat(e)s et leurs efforts pour surmonter leurs traumatismes. On ne peut pas courir tous les lièvres à la fois. Les intérêts politiques et économiques que vous mentionnez, on les connaît depuis longtemps quand on ne les supputait pas, surtout en Europe et en dehors des USA d’une manière générale (cf. en cinéma documentaire, par exemple, The War You Don’t See de John Pilger sorti en 2010, ou Irak for Sale, The War profiters, de Robert Greenwald, sorti en 2006). Pour étonnant que cela semble, et en dépit du fait que le traumatisme de guerre ne soit pas un phénomène nouveau, en 2007 et 2008, quand j’ai commencé à travailler sur le film, j’ai été très surpris du peu de données, de travaux et d’articles disponibles sur la condition mentale des soldat(e)s qui rentraient d’Irak. C’était un peu comme évoquer le dirty secret qui casse l’ambiance. Il me semble d’autant plus fort de révéler ce que ces guerres aux motivations capitalistiques (dans une version mafieuse du capitalisme, de surcroît) font aux soldat(e)s et à leurs proches dans le contexte, connu, des profiteurs de guerre. Car jusqu’à une période assez récente, aux USA en tout cas, c’était une guerre sans véritables victimes… quelques milliers du côté US, tout au plus, faisant à peine un entrefilet dans les journaux locaux — j’en ai été témoin moi-même ici dans l’Indiana — lorsqu’un enfant du pays ne revenait pas vivant du « sandbox » comme on l’appelle parfois ici (cette expression en dit long). Derrière les écrans de fumées, il y a les dizaines, voire centaines de milliers de victimes irakiennes et afghanes, soit un des massacres les plus graves du début du millénaire. Pour ne rien dire des dégâts culturels et patrimoniaux considérables infligés à ce pays qui regorge de sites archéologiques et de trésors : c’est l’un des berceaux de l’humanité qui a été détruit.
Exactions d’Abou Ghraïb, mensonge de Bush et Cheney au sujet des armes de destruction massive, ordre donné aux soldats conducteurs de camions traversant le désert de ne pas s’arrêter même si des enfants traversaient la route : le vrai visage de cette guerre a fait progressivement surface. Quelle vision le peuple américain a-t-il de la guerre en Irak avec un peu de recul ? Et comment Bush et sa clique sont-ils maintenant considérés ?
C’est une des parties les plus désolantes du travail : en dehors d’une minorité « éveillée » et consciente, les exactions, mensonges et crimes réalisés au nom de la nation américaine et des pays de la coalition, sont inconnus du grand public, malgré le fait qu’une grande partie de l’Amérique qui vote Obama en 2008 le fait en connaissance de cause : sa légitimité politique est celle d’un des rares responsables politiques qui avait osé s’opposer à la guerre. Lorsque les gens savent ce que vous mentionnez (exactions, mensonges, etc.), l’attitude dominante est celle du dépit et une grande passivité résignée et honteuse — qui n’est pas spécifique à l’Amérique : toutes les grandes « démocraties » sont confrontées à ce phénomène de découragement généralisé. Cela étant dit, la prise de conscience des dégâts que ces guerres occasionnent pour toute une génération de jeunes soldat(e)s et de familles commence à opérer, mais là aussi, c’est une prise de conscience très lente et très partielle.
A un moment, dans le livre, vous faîtes aussi part de vos doutes quant au pays, les USA, où votre fille va grandir. Est-ce que la présidence d’Obama (avec notamment l’Obamacare) a permis de quelque peu dissiper ces doutes ? Quelles sont les choses qui vous déplaisent le plus et au contraire vous rendent fier dans la société américaine ?
Immense question, à laquelle il m’est difficile de répondre en quelques phrases. Peut-être la BD répond-elle déjà : le jour où je passe mon entretien d’accès à la citoyenneté, j’ai des sensations étranges, contradictoires. D’un côté, je suis capable d’être très critique et sceptique quant aux bases de la démocratie et de bien des aspects de la culture américaine dominante, en commençant par son militarisme. De l’autre, je suis un immigré aux côtés d’autres immigrés, qui s’apprête à devenir citoyen, en 2008, et j’ai bien eu conscience que l’accès à cette citoyenneté impliquait aussi de mettre mes pieds dans des empreintes « mythiques » qui ont forgé ce pays. Et ce n’est pas que littérature : pour la famille mexicaine qui se trouve à mes côtés dans la salle d’attente avant de passer l’entretien en vue de devenir citoyen, c’est un grand moment, et c’est aussi un peu leur histoire des Etats-Unis qui se joue là puisque leur propre fils, mexicain aussi, est soldat déployé en Irak. Et il y a ce monsieur, rwandais, pour qui c’est le plus beau jour de sa vie, un jour de naissance : toute sa famille a péri dans le génocide, il s’est marié à une américaine de Chicago et sa nouvelle vie commence là, c’est l’Amérique de la salvation et du salut. Dans les deux cas, c’est très sincère, je crois que pour ces deux familles l’acquisition de la nationalité est signe d’espoir et de renaissance. Il y a une hospitalité envers les immigrés aux Etats-Unis qui est l’une des clefs de la vitalité économique du pays, et par conséquent, en dépit du racisme rampant, la rationalité économique et capitalistique qui domine, sait bien que les immigrés sont une force à « utiliser », très cyniquement, mais avec ce pendant d’espoir de vie meilleure que les Etats-Unis incarnent toujours pour les immigrés qui y parviennent. Wendy, Lisa, Vinny : dans le livre, comme dans le film, ces trois protagonistes sont des enfants d’immigrés (mexicaines, italien).
Il m’est difficile de répondre à la question autrement qu’en soulignant ces tensions contradictoires : entre l’hyper-critique et les mythes, toujours socialement efficaces, qui sont associés à l’Amérique. J’ai eu une sorte de révélation le jour où j’ai passé cet entretien de citoyenneté, c’est Alison, mon épouse qui avait pointé l’enjeu : le jour où je passais cet entretien décisif, je rencontrais aussi des soldat(e)s de la guerre en Irak. Ce n’était pas une coïncidence, mais je ne m’en étais pas rendu compte avant qu’elle me le signale un peu ironiquement, et très affectueusement.
Un jour dans un festival de film à Chicago, une dame est venue vers moi pour me dire : « Si seulement tous les citoyens des USA pouvaient faire ce que vous avez fait pour ce pays » et elle a ajouté « Thank you for your service », ce qui est la phrase qu’on a l’habitude de prononcer devant une femme ou un homme qui rentre d’Irak. Cette dame avait perdu son fils en Irak.
Pouvez-vous nous parler de vos projets de films et de ce sur quoi vous travaillez actuellement ?
Je termine en ce moment un film pour ARTE sur les écrivains allemands contemporains et leur rapport à l’histoire allemande, qui s’inscrit dans le cadre d’une prestigieuse série lancée cet automne, intitulée « L’Europe des écrivains ». Ça peut sembler très éloigné de L’âme en sang, alors que ce n’est pas du tout le cas pour moi. Certes, on n’a pas le côté « thriller documentaire » qui prévaut avec L’âme en sang. Mais l’interrogation de fond est la même : j’ai demandé à Bernhard Schlink (l’auteur du roman dont a été tiré le film Le Liseur), à Christoph Hein, immense romancier et dramaturge, à la poétesse, écrivaine et actrice Emine Sevgi Özdamar et au jeune Wladimir Kaminer comment ils composent avec le passé allemand. Il y a là un Allemand né « à l’Ouest », un Allemand né « à l’Est », une auteure née en Turquie, un écrivain né en Russie, deux hommes issus de tradition chrétienne, une femme issue de tradition musulmane, et un auteur né dans une famille juive laïque, comme on dit ; et tous les quatre composent différemment — personnellement, littérairement — avec les passés allemands « décomposés » : des années noires, des dictatures, notamment. Et c’est un peu une continuation de ma réflexion sur la capacité à vivre lorsqu’on doit se confronter avec des héritages ou des expériences personnelles qui bousculent les catégories communes, le savoir, l’appartenance, la possibilité de « vivre » tout simplement (pour autant que ce soit « simple » de vivre)… Comment s’organise la relation entre trauma et création ? C’est une des questions qui motive mon travail sur les vétérans de la guerre en Irak, car, si vous l’avez observé, tous les personnages du film et de la BD survivent en créant : musique, écriture, engagement politique. C’est une source de fascination inépuisable pour moi. Qu’on retrouve dans ce film sur l’Allemagne, un pays où j’ai vécu, une langue que je parle. Survivre n’est possible que dans la création. Créer c’est survivre, survivre c’est créer.
Envisagez-vous de retravailler pour la bande dessinée ? Avec Maël ?
Je l’espère vivement ! S’il le souhaite. Je viens d’écrire avec lui un projet de « petit » sujet pour la Revue Dessinée : il s’agit, cette fois, de faire le récit de ma rencontre, en 1998, avec Abdoulaye Ndiaye, au Sénégal, il avait 104 ans, il était blessé de la face, il avait fait toute la guerre de 14 : c’était le dernier tirailleur sénégalais de la Grande Guerre.
South Bend, 27 novembre 2013
NOTES
(1) Bruno Etienne & M. Al-Ahnaf, Ils ont rasé la Mésopotamie : du droit de coloniser au devoir d’ingérence, éditions Eshel, 1992.
(2) Marc Crépon, Le Consentement meurtrier, Paris, Le Cerf, 2012.
(3) Delphine Coulin, Voir du pays, éditions Grasset, 2013.
QUE SONT-ILS DEVENUS ?
Après un premier contrat chez les Marines de 1988 à 1992, Kevin Stendal s’est réengagé à la suite des attentats perpétrés à New York le 11 septembre 2001. Avec les Marines, il est déployé plusieurs fois en 2003 et 2006, notamment dans la région irakienne d’ Al Quaim.
Quelques années après son retour, à près de 40 ans, Kevin a réalisé un rêve jusqu’alors inaccessible aux enfants de la classe moyenne inférieure : étudier à l’université grâce au fameux « GI Bill », un dispositif législatif qui avait déjà permis à la génération des soldats US de la Seconde guerre mondiale d’accéder gratuitement à des études universitaires traditionnellement hors de prix aux États-Unis.
Après l’obtention de son diplôme au sein de la très prestigieuse université de Columbia (New York City), Kevin s’en est retourné vivre auprès de ses filles en Californie du Sud. Jonglant entre un travail alimentaire et sa famille, il poursuit des études de droit.
Engagée à l’âge de 17 ans dans les jours qui suivent le 11 Septembre, Wendy Barranco a été déployée en Irak comme assistante anesthésiste dans un hôpital de campagne à Tikrit, d’octobre 2005 à juillet 2006. Elle a participé à plusieurs missions périlleuses. Elle avait alors 21 ans.
Sortie de la profonde dépression qui a suivi son déploiement, elle s’est immergée dans la lutte des femmes soldats contre le harcèlement et les crimes sexuels commis dans l’armée américaine, et elle milite au sein d’Iraq Veterans Against the War (ivaw.org) dont elle a été l’une des directrices. Elle a plaqué les petits boulots, et étudie pour devenir médecin.
Ryan Endicott a été déployé sous l’uniforme des Marines dans l’une des régions les plus dangereuses d’Irak, à Ar Ramadi, en 2005 et 2006. Il souffre toujours d’une sérieuse blessure au bras infligée par l’explosion de la bombe artisanale qui a tué son meilleur ami.
À son retour il a erré, connu les soupes populaires et l’absence de domicile, l’alcoolisme extrême. Attendant toujours une réévaluation de sa pension d’invalidité (auprès du VA), après des années d’improbables galères, de rechutes et de petits boulots avilissants, il s’est marié en 2013, et a pu poursuivre des études d’histoire dans la très prestigieuse université de UCLA (Los Angeles).
Lisa Zepeda, réserviste et mère célibataire d’un enfant d’une dizaine d’années, a été déployée en Irak à partir de 2003. Elle y a passé un an et demi en tant qu’assistante médicale à la prison d’Abou Ghraïb, près de Bagdad. Alors que son contrat venait à échéance, l’armée a unilatéralement prolongé son service comme elle en a le droit en temps de guerre.
Peu après la réalisation de L’âme en sang, elle a commencé à revivre et accepter « son » histoire en créant un groupe de parole et de soutien réunissant des vétérans des guerres en Irak et en Afghanistan, notamment des femmes. C’est aussi durant cette période qu’elle a rencontré l’homme de sa nouvelle vie, qui est, comme elle, fonctionnaire de police dans les quartiers sud de Chicago.
Outre leurs deux filles et leurs petits-enfants, Joyce et Kevin Lucey dévouent leur vie à la mémoire de Jeffrey Michael Lucey (1981-2004), leur unique fils. Ils sillonnent les États-Unis en œuvrant à la sensibilisation de la société américaine sur les dégâts liés au stress post-traumatique, le suicide des militaires et le suicide en général.
Soldat du corps des Marines, Jeffrey Lucey avait notamment participé à l’invasion qui mena l’armée américaine du Koweit à l’Irak, de février à juillet 2003. Il repose au petit cimetière de Blerchertown dans le Massachusetts.
Vincent (Vince) Emanuele, soldat du corps des Marines, a participé à l’invasion de l’Irak de mars à mai 2003. Il a de nouveau été déployé, d’août 2004 à avril 2005, dans la très dangereuse région d’Al Quaim. C’est au cours de son séjour en Irak que ce fils d’ouvrier de la construction a connu son éveil philosophique et politique, c’est là qu’il est devenu un lecteur compulsif.
Revenant de la dépression en s’affirmant au fil des années comme un intellectuel de haut vol, Vince est plus que jamais impliqué dans le militantisme et les activités sociales, notamment aux côtés des populations paupérisées des quartiers sinistrés du sud de Chicago, où il a grandi. Quand il ne dévore pas des livres de philosophie et de sciences sociales, il réalise son émission de radio hebdomadaire « Veterans Unplugged » (veteransunplugged.com) où on parle aussi bien du syndicalisme dans le Midwest que de l’ontologie heideggérienne…
Jason Moon a fait partie de la Garde nationale américaine à la fin des années de guerre froide. Alors que les cendres de l’attaque du 11 septembre 2001 ne sont pas éteintes, il se réengage. Déployé avec la Garde nationale en 2003 et 2004, il participe à l’invasion de l’Irak.
Dans les mois qui suivent son retour, incapable de travailler, il connaît les soupes populaires, perd son logement et sombre dans une dépression qui faillit lui coûter la vie au cours de l’été 2008. C’est à ce moment-là qu’Olivier fait sa connaissance.
Longtemps éloigné de sa guitare, il est sorti des tourments liés au tournage en enregistrant un album de ses chansons (Trying to find my way home) conçues en Irak et à l’issue du film : l’une de ces chansons porte sur l’événement qu’a constitué le retour de la musique dans sa vie.
Cet album l’a mis en mouvement : il ne se passe plus une semaine sans qu’il ne se produise sur scène dans tous les États-Unis, le plus souvent pour lever des fonds afin de venir en aide aux vétérans atteints de troubles psychologiques (warriorsongs.org). Sarah et lui ont eu une petite fille, Penelope June, née en 2013.
Sites officiels du film :
http://www.onthebridgethemovie.com
https://www.facebook.com/pages/On-The-BridgeLâme-en-sangAmerikas-verletzte-Seelen/259040257463181?ref=hl
Visages et Vestiges de la Grande Guerre :
http://www.expo14.com
http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/centenaire-1914-1918/p-26725-1914-1918-visages-de-la-guerre.htm
(Du 23 juin au 29 novembre 2014).
Zadig Productions :
http://www.zadigproductions.fr