Pierre Pelot est un touche à tout. Il a commencé par dessiner et se destinait à une carrière dans la bd. Avant de bifurquer (peut-être sur les conseils d’Hergé…) vers l’écriture. A ce jour, il a écrit plus de 200 livres, touchant à tous les styles: science-fiction, western, littérature, fantastique, roman noir… Il a aussi écrit quelques scénarios pour la bande dessinée (comme Hand, paru chez Dupuis et dessiné par Vegliona). Et peint à ses heures perdues. Il a récemment adapté son roman L’été en pente douce (dont vous avez peut-être vu la version cinéma réalisée par Gérard Krawczyk en 1987) en bd (voir la chronique ici). Et vient de sortir un roman d’anticipation (aux éditions Bragelonne), Oregon, aussi étonnant qu’enthousiasmant. L’histoire d’une jeune fille (Oregon, donc) à la recherche de son identité (est-elle Alice Veron, partie à la recherche de Claude, son compagnon, au gouffre de Padirac ? Ou est-elle Oregon Terrance, dont le père, Commandant en chef des forces anti-terroristes, l’a chargée de venir la rejoindre, avec son frère, dans une zone de haute sécurité ? Ou quelqu’un d’autre encore, manipulé par des fanatiques religieux, comme les Fils des Vivants ?) dans un monde post-apocalyptique qui a traversé une période de guerres et de violences terroristes que ses habitants appellent le Chaos. Superbement écrit (les descriptions de la nature ou des combats, impressionnants de justesse et de rythme, vous hypnotisent littéralement!), ce récit manipulateur et ambitieux (Pelot y réfléchit sur la création, la réalité, la religion, la mémoire, la manipulation par les plus puissants ou l’identité) propose une construction complexe (elle fait de constants allers et retours dans le temps, au gré des souvenirs d’Oregon, et certaines scènes se répètent parfois presque mot pour mot à quelques chapitres d’écart…) qui prend le lecteur au piège de ses filets narratifs et ne le relâche que 780 pages plus loin. 2 excellentes raisons de vouloir échanger, sans langue de bois !, via internet avec leur auteur !
Dites-nous tout sur cette adaptation de votre roman, L’été en pente douce, en bande dessinée…
C’est un bel outil, la bande dessinée. C’est comme le théâtre, le ciné. Comment l’idée m’est venue je ne sais pas, mais je sais qu’elle était là. De longue date. J’en ai d’autres, du genre. Qui sont là aussi et qui attendent. Et j’en ai donc parlé un jour à Yan ( Lindingre ) de Fluide, des éditions Audie aussi. J’avais écrit quelques nouvelles, pour Fluide. A une époque il m’avait demandé. Pour l’adaptation de L‘Eté… il a trouvé que c’était une bonne idée. C’est lui qui a pensé à Chauzy. Et j’ai été tout à fait pour, c’est Chauzy qui m’avait illustré quelques une des nouvelles. C’était le bon choix. Le très bon choix
Comment avez-vous travaillé avec Chauzy ? Lui avez-vous fourni un story-board ou plutôt un scénario écrit détaillé ?
Un scénario. Comme pour un film… Des séquences. Avec des indications de cases en lieu et place de plans. Tout en lui précisant qu’il avait évidemment toute liberté de se débrouiller selon sa vision avec ce truc de base.
En ce qui concerne le dessin, lui avez-vous laissé d’emblée carte blanche ou avez-vous discuté ensemble des orientations graphiques, comme de la mise en couleur dans ces tons très chauds ?
C’est lui le chef du dessin. Surtout pas à moi ni à personne d’aller lui dire comment tenir son crayon ou son pinceau. La couleur, les tons chaud, l’aquarelle, c’est son choix. C’est lui qui sait comment traduire la chaleur, l’été… Comme c’est à moi de savoir le faire avec des mots.
Cela a dû vous faire bizarre la première fois que vous avez « vu » Mo, Fane et Lilas sur papier. Peut-être avez-vous eu l’impression que ces personnages vous échappaient un peu quelque part, non ? Si vous les aviez dessinés vous-mêmes, en quoi auraient-ils été différents ?
Quant tu crées des personnages, ils ne t’échappent pas. Ils existent, si tu as réussi ton « travail ». Ceux qui te disent que leurs personnages leur échappent avouent simplement sans le savoir qu’ils ont loupé leur coup. Je les avais vus avant, avec mes mots, et avant mes mots dans ma tête. Je les ai (re)trouvés bien dans leurs peau, dessinés. Je ne veux même pas penser à quoi ils auraient pu ressembler si je les avais dessinés moi-même… Je ne veux même pas penser que je pourrais les dessiner moi-même… Peindre, peut-être. Mais c’est autre chose.
Quel regard avez-vous porté sur le roman quand vous l’avez relu plus de 30 après ? Pourriez-vous l’écrire encore maintenant ?
Non. Il est fait, écrit, une fois pour toutes. S’il fallait l’écrire une autre fois ce serait autre chose, un autre roman. Ou, comme cela s’est produit, ça deviendrait autre chose: une bande dessinée, une pièce de théâtre. Et donc, ça, c’est fait aussi…
Vous avez voulu changer la fin. Pourquoi ?
C’est une adaptation du roman. ( J’entends partout faire référence au film…qui était lui-même une adaptation…). Par rapport au roman,la fin est strictement la même. Si on lit le roman, on s’aperçoit que les deux frères Voke du bouquin sont devenus des frère-et-sœur dans la BD.
Contrairement au film, qui avait gommé cet aspect du roman, Fane redevient défiguré et handicapé dans la bd. C’était un élément important selon vous ?
Contrairement au film oui, mais, encore une fois, qui n’est pas la référence. Dans le roman il est pareillement amoché.
Dans L’été en pente douce, personne n’est sincère, tout le monde cherche à manipuler tout le monde (Lilas essaie de « profiter » de l’innocence de Mo pour tomber enceinte, la fille Voke manigance pour voler Lilas à Fane et même Fane manipule son propre frère pour qu’il les débarrasse de la fille Voke) et les personnages sont frustrés sexuellement et envieux de ce qu’ont les autres. Le regard que vous portez sur la nature humaine n’est pas tendre. Il est même carrément désenchanté… C’est d’ailleurs souvent le cas dans vos récits…
Je trouve qu’au contraire ils sont tous sincères… avec eux mêmes. Ils se débrouillent avec ça. D’ailleurs c’est illustré dans les dialogues, parfois : les gens se parlent, conversent, et ne s’écoutent pas. Ce sont des monologues croisés. Chacun essaie de s’affirmer par sa parole, sans se soucier de la parole des autres. L’important c’est de marcher sur l’autre par ce biais-là. Et c’est bien comme dans la vie, la plupart du temps… Chez « Ces gens-là, on ne vit pas, Monsieur »… on survit, on s’efforce, avec les moyens du bord. Et le bord n’est pas riche.
Le récit est bien noir comme il se doit mais il a également un côté glauque (notamment quand Lilas essaie de « profiter » de l’innocence de Mo ou quand Fane achète Lilas à Shawenhick). Vous aviez envie de susciter le malaise chez le lecteur, de le sortir de son confort de lecture ?
Certes, le récit est noir. Mais Lilas c’est une généreuse, une brave fille, qui essaie aussi quand même tout à coup de penser à elle, quand l’occasion lui en est donnée. C’est sans doute la première fois. Elle n’a pas été élevée dans l’abondance du don, de ce côté-là. Quand elle essaie de « profiter » de Mo, c’est autant pour elle que pour lui… « Pauvre Mo »… dit-elle. Elle veut juste qu’on l’aime, et des enfants… L’histoire de l’achat contre un lapin et une caisse de bière, c’est inspiré d’une histoire réelle. On vit dans un monde formidable. Et ça, encore… il y a pire. Alors, le malaise chez le lecteur… si c’est le cas, il se le prend tout seul, le malaise, le lecteur. Je pense bien rarement au lecteur quand j’écris. Pour ne pas dire jamais.
Les lecteurs ne le savent peut-être pas mais à vos débuts vous avez essayé de percer dans la bande dessinée. Vous aviez réalisé 4 albums d’une série dont le titre était Bob Hart. Que racontiez-vous dans cette série ? Est-il vrai que vous les avez envoyés à Hergé et qu’il vous a répondu ?
Oui, quand j’étais petit… C’était des westerns. Style Lucky Luke. Hergé était un monsieur très gentil. J’ai une belle correspondance avec lui. Il m’avait encouragé à travailler avec un dessinateur ( déjà ) et à me contenter d’écrire. D’après lui mon dessin n’était pas encore publiable… j’ai pour ma part toujours trouvé qu’il l’était bonnement autant, publiable, que ses premiers essais dans Le Pays des Soviets…
Du coup, quand le projet d’adapter L’été en pente douce est né, est-ce que l’idée de dessiner l’adaptation vous-même vous a effleuré, comme une sorte de défi ?
Ah ah ah ! Du coup, non. Pas un seul instant. Pas une fraction de seconde.
Alors que vous vouliez vous diriger vers la bd quand vous étiez jeune, vous n’y êtes pas revenu très souvent ensuite, une fois votre carrière d’écrivain lancé. Pourquoi ?
Parce qu’on ne me l’a pas proposé. Ou quand j’ai tenté de le faire « on » n’a pas voulu de moi ( je parle d’écriture de scénars) Mais ça ne s’est pas produit souvent, c’est vrai. J’ai dû me dire qu’ »ils » n’avaient pas besoin de moi.
L’une de ces rares incursions dans la bd a été HAND (dessiné par Vegliona et paru chez Dupuis), un triptyque de science-fiction. Qu’aviez-vous en tête quand vous vous êtes lancé dans ce projet ? Quelle expérience cela a été pour vous ?
HAND c’était une belle « expérience ». A l’époque, Dupuis, Aire Libre étaient drivés par un type formidable, Philippe Vandooren, qui a d’ailleurs été mon premier éditeur, aux éditions Marabout. Un grand Monsieur, Philippe, avec un M majuscule. Bourré de talent. Avec un regard, un flair… Bref. Une épée. C’est lui qui nous avait lancés dans ce projet et permis d’y aller gaillardement, Vegliona et moi. C’était une autre époque. Un vrai éditeur, Vandooren, pas un de ces gugusses qui se la jouent dans le rôle comme j’en ai vus pas mal depuis un moment. Un responsable éditorial chez Dupuis, maintenant, c’est impossible de le joindre pour lui proposer des sujets, du travail. Il ne répond JAMAIS. Ni aux mails ni au phone. Je ne sais pas en quoi consiste son job… Hand n’était pas un triptyque. C’était prévu en 5 albums. Au bout de 3 un chef quelconque nous a dit STOP !, sans s’occuper où en était l’histoire… ce qu’il savait c’est que ça ne se vendait pas autant que XIII … alors basta, remballez vos crayons.
Certains de vos romans ont aussi été adaptés en bd par d’autres auteurs. Cela avait par exemple été le cas de Pauvres zhéros. Qu’avez-vous pensé de cette adaptation de Baru ?
Baru c’est un très grand. Ce qu’il a fait avec Pauvres zhéros c’est juste superbe. Et je l’en remercie.
La bd n’est qu’une infime partie de ce que vous avez écrit. Votre œuvre est en effet colossale. Pourriez-vous nous faire faire un petit tour du propriétaire ? Comment s’y retrouve-t-on dans ces plus de 200 titres ? Par quoi conseilleriez-vous de commencer à quelqu’un qui n’a lu aucun de vos livres ?
Je ne peux pas répondre à cela… Comment je le pourrais ? On peut les aimer, tous ces livres, les aimer beaucoup, même, mais on peut les détester aussi, je suppose. Alors… je lisais il y a peu une critique d’une sorte de pétasse blogueuse (je dis pétasse parce que ce qu’elle écrit est de l’écriture de pétasse, j’ai le droit de critiquer aussi) qui a détesté OREGON, qui n’est pas allée jusqu’au bout, qui trouve ça mal écrit, qui me compare au bourgeois gentilhomme ( ?!! sic ), etc… ). Alors… personnellement je suis fier d’avoir écrit C’est ainsi que les hommes vivent ( mais c’est pas du facile non plus, la blogueuse-étudiante-en-lettres-classiques ne comprendrait rien non plus… ;-) ) L’Ombre des Voyageuses, Ce soir les souris sont bleues… un prochain à paraître en octobre : Debout dans le tonnerre. Voilà. Mais je ne sais pas. En fait, ce n’est pas nécessaire de « s’y retrouver ». Si on veut on va voir, c’est tout. On picore…
A quel moment avez-vous eu le déclic et avez senti que raconter des histoires et écrire était ce que vous vouliez faire ? Est-ce une personne, un livre qui a joué le rôle de déclencheur ?
J’avais 14/15 ans… J’ai eu envie d’écrire les romans que j’aurais aimé lire. C’est un peu toujours le cas. J’ai été nourri à Jack London, James O. Curwood, Albert Bonneau… et puis Goodis, Erskine Caldwell, un peu plus tard Faulkner, plein d’auteurs américains, du sud notamment, James Carlos Blake, Carson McCullers, Steinbeck, Styron… fort peu de français, en fait. Et ça continue. Toujours fort peu. J’essaie mais je n’y arrive pas. A part quelques rares exceptions…
Comment l’expliquez-vous ? Que « reprochez »-vous aux auteurs français ?
Une écriture banale, scolaire, voire, à l’inverse, professorale. Tout ça pour raconter la plupart du temps des histoires qui m’ennuient très vite, pas intéressantes. Évidemment ce n’est pas une généralité. Il y en a que j’aime bien. La plupart du temps pas de ceux et celles dont on parle et nous rebat les oreilles, au moindre prétexte de rentrée littéraire, par exemple. Cherer, Pelletier, Rufin, Fazy, deux ou trois autres, c’est bien. Deux ou trois cents autres, c’est chiant.
Sur votre site, voilà ce que vous dites en guise de présentation: « Je suis allé chercher dans leurs terriers, les histoires, à la braconne et sans permis, à ma manière, personne ne m’a appris ». Pouvez-vous nous en dire plus sur votre « manière » ?
Oui, eh bien, selon mes choix, mes envies, au pif. Parce que des gens dont je connais les goûts, par exemple, me conseillent un roman, un auteur. Me disent qu’ils ont aimé. En braconnier, ça veut dire que je n’ai pas mon permis de chasse et que je ne traque pas sur les chasses gardées ni à la mode. J’évite ceux et celles étiquetés littérature française par les vendeurs. Et j’ai bien raison, parce que j’ai essayé. Je ne lis pas Notomb, Werber, Mussot, Lévy, ces gens-là, par exemple. Bof.
Comment votre écriture a-t-elle évolué avec le temps ? Est-ce vous qui avez impulsé ces évolutions ou cela s’est fait naturellement, inconsciemment ? D’ailleurs, à ce sujet, comment travaille-t-on son style, sa façon d’écrire ?
Il m’est arrivé de relire des premiers romans, les fameux westerns. Évidemment, je n’écris plus comme cela. Parce que je ne sais plus. Ça reste absolument lisible. Je ne sais pas comment ça évolue. J’allais dire j’espère, mais non, je n’en sais rien. En fait je n’en sais rien. C’est le drame. C’est de plus en plus difficile d’apprendre. C’est une certitude. Oui, ce que je sais c’est que c’est de plus en plus difficile et qu’il faut tenter de s’en sortir. Au début je courrais. J’étais pressé. Maintenant j’avance au pas. C’est bien là le plus dramatique, les gars ! Il me reste tellement de choses à faire en tellement peu de temps, et avec tous ces gens qui ne sont pas foutus de répondre au téléphone !!! J’essaie de faire de mon mieux.
Pour quelles raisons est-ce devenu plus difficile d’écrire ?
Si je le savais… On acquiert très vite un savoir-faire, un bien-écrire (ce qui n’est pas un écrire-bien), mais ce n’est plus suffisant, au fil du temps et du travail. J’ai faim d’autre chose, et c’est là que c’est moins facile… Mais en même temps c’est bien. Le train-train, ce serait bien pire.
Vous écrivez beaucoup. Comment travaillez-vous généralement : de façon très organisée, en vous imposant des horaires d’écriture ou en laissant les choses se faire plus naturellement ?
J’écris tous les jours. L’après-midi, un peu le soir – le très-soir. Avant c’était la nuit. Plus maintenant. La nuit, je regarde des séries, des films. Je ne sais pas comment je vais. Je m’assieds sur un siège pourrave, devant mon clavier, mon écran et j’attends que ça me cause…
Êtes-vous du genre à ne vous consacrer qu’à un projet à la fois ou au contraire avez-vous besoin de travailler à plusieurs récits en même temps ?
Jamais plusieurs choses à la fois. Déjà une seule ce n’est pas simple…
En quoi l’endroit où vous avez grandi et où vous vivez encore, les Vosges, a influencé votre écriture ?
Plusieurs histoires s’y passent. (L’été en pente douce, le roman, c’était chez moi…). Les gens. Les personnages. Probablement. Influencer les écrits ? Sans doute, certains en tous cas . L’écriture je ne sais pas.
Par modestie, vous n’utiliseriez probablement pas ce terme mais quel est, selon vous, votre chef d’œuvre ? Votre récit qui se rapproche le plus de ce que vous aviez en tête?
C’est ainsi que les Hommes vivent. Sans hésitation. ( et quelques autres… :-) )
Les éditions Bragelonne viennent de sortir (en avril, pour être précis) l’intégrale d’Oregon, un récit sorti initialement en 1990 sous le titre de Les raconteurs de nulle part, que vous avez décidé de remanier et de renommer pour l’occasion. Pourquoi avoir décidé de vous replonger dans ce récit et quels changements y avez-vous apporté exactement ?
Ce n’est pas un remaniement. C’est une écriture inédite, tout bêtement. Je râlais contre ce terme « L’intégrale » assorti au titre. Dès avant la publication. Mais c’est ainsi que ça s’est passé quand même… Ce n’est absolument pas une intégrale. Je me suis vaguement inspiré de romans précédemment écrits au Fleuve Noir, et traités ici comme une forme de vague synopsis. Mais tout est réécrit en une seule unité. Tranchée en saisons. D’ailleurs, le personnage d’Oregon n’existe pas dans les romans « inspirateurs », ni son frère, ni sa famille, ni… J’ai eu le tort de titrer les saisons d’après les titres utilisés par les romans. Ça c’est une erreur. Je n’aurais pas dû. Donc j’ai eu envie de raconter une énorme histoire sur le thème, un peu, de la création, un truc quantique — et j’ai tout écrit et réécrit.
L’héroïne du roman, Oregon, est à la recherche de son identité dans ce monde post-Chaos. Ce qui explique la construction très singulière et complexe du roman… Créer ce véritable labyrinthe narratif a dû être l’une des principales difficultés de votre travail, non ?
Oregon est à la recherche de son identité, mais pire que ça : elle est à la recherche de sa réalité. Et ne comptez pas sur moi pour dire ici qui elle est réellement. :-) Ça n’a pas été simple de traverser ce monde-là, non. J’ai une petite montagne de documents préparatoires. Mais ça c’est les coulisses, la partie invisible de l’iceberg. En fait, ça ne regarde personne. Mais la narration de plusieurs univers imbriqués, suggérant sans doute la possibilité de plusieurs milliers, impliquait cette façon de faire. Pour moi en tout cas.
Du coup, le lecteur se retrouve, comme Oregon, dépendant de ce qu’il lit, au fur et à mesure, pour découvrir la vérité. Et la complexité narrative du récit lui donne l’impression, par moments, de ressentir ce qu’ Oregon ressent. Est-ce aussi pour cela que vous avez choisi un récit long, pour pouvoir perdre le lecteur dans ce labyrinthe mémoriel, pour lui faire ressentir, à plus petite échelle qu’ Oregon, ce qu’elle traverse, son combat pour se souvenir…
Le récit d’une telle épopée s’imposait en longueur. Toutes proportions gardées, on n’écrit pas Guerre et paix en 20 pages. J’ai bien dit « toutes proportions gardées »… Donc, j’ai à peine choisi. Le récit a imposé sa longueur. Et bien sûr si le lecteur peut ressentir à la place d’Oregon ce vertige, c’est gagné. C’est une bonne chose.
La manipulation est au centre du roman. Les gouvernants, les sectes religieuses, Danigo: les sources de manipulation sont si nombreuses pour les personnages que certains ne savent plus qui ils sont vraiment et dans quel camp ils se trouvent en réalité. Difficile de ne pas y voir une mise en garde concernant notre société actuelle où la menace de manipulation est plus forte que jamais…
Mise en garde, je ne sais pas. Mais c’est un constat. Cette histoire est écrite sur un constat.
Dans Oregon, cette manipulation est possible car les gens ne se souviennent plus. On les « efface » pour pouvoir les reformater, ou alors des maladies psychiques troublent leurs capacités cognitives. La mémoire est l’un des thèmes centraux du roman…
Tout à fait. La mémoire et l’imagination. La capacité d’imagination. Vitale, en l’occurrence. Le phénomène de mémoire m’a toujours fasciné. On n’existe pas sans la mémoire. On n’avance pas. Et sans l’imaginaire non plus. Mais que devient l’imaginaire sans la mémoire, et la capacité de s’en souvenir ? La vie est construite sur le souvenir — ou son manque.
« Le libre arbitre est une illusion », dit Atton Terrance, dans le le récit. Et en effet, dans le roman, les individus sont formatés (au sens littéral du terme puisqu’on leur implante une nouvelle identité dans le cerveau), conditionnés pour une mission, un objectif précis, sans qu’ils puissent réfléchir ou mettre en doute ce qu’ils sont. Difficile une nouvelle fois de ne pas faire un parallèle avec notre présent…
En fait, je me suis rendu compte que je ne parlais jamais mieux — mieux je ne sais pas, disons autant — du présent qu’à travers mes romans dits de science-fiction. Ce sont, allez, des paraboles ? Le mot est lâché… Des allégories ? Il n’y a pas mieux pour regarder le présent au microscope.
L’extrémisme religieux est au cœur du récit également. C’est lui qui a mené la planète au Chaos. Et Ethan dit, dans le roman: « Les loups, au moins, ne mordent pas au nom de Dieu ». Vous ne semblez pas vraiment porter la religion dans votre cœur…
Ni dans mon cœur ni dans mon ventre ni dans ma tête. C’est la pire invention de ce qui diffère les hommes des animaux. Le pire déchet de l’intelligence. La pire et la plus dangereuse scorie empoisonnée. Inventée par la peur et l’incompréhension alimentées par après par l’imbécillité soigneusement entretenue sous le déguisement imposteur de la connaissance. Au fil du temps de l’évolution humaine on n’a jamais tué autant et commis de pires exactions qu’au nom de dieu.
La résistance s’organise malgré tout contre cette dictature et elle est menée par les Raconteurs qui transmettent les bribes d’événements dont les gens se souviennent encore au milieu de cette amnésie généralisée. Les Raconteurs, métaphoriquement, ce sont les artistes, les écrivains, non ? Ce sont eux, selon vous, qui doivent mener la résistance, dans notre société, face à la manipulation et doivent être notre mémoire ?
S’il en faut, oui. Et d’autres. Ceux et celles qui parlent et qu’on écoute. Suffisamment forts et habiles pour ne pas passer pour des fous. Les raconteurs sont métaphoriquement ces gens-là, oui. Il ne reste plus qu’eux
« Et ce n’était pas faire mensonge que juger sa vie comme un songe ». Tout comme pour Troper, vous montrez que la vie des protagonistes n’est qu’un songe, qu’une illusion…
C’est une citation. Un extrait d’un poème d’Edgar Allan Poe, en bonne illustration de ce roman:
UN RÊVE DANS UN RÊVE
Recevez ce baiser sur le front ! Et maintenant que je vous quitte, laissez-moi du moins avouer ceci : – vous n’avez pas tort, vous qui estimez que mes jours ont été un rêve ! Cependant, si l’espoir s’est envolé en une nuit ou en un jour, en une vision ou en un songe, en est-il pour cela moins en allé ? Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve.
Je me trouve au milieu des mugissements d’un rivage tourmenté par la houle, et je tiens dans la main des grains de sable d’or. Combien peu ! Et comme ils glissent à travers mes doigts dans l’abîme, pendant que je pleure, pendant que je pleure ! Mon Dieu ! ne puis-je donc les retenir d’une étreinte plus sûre ? Mon dieu, ne pourrais-je donc en sauver un seul de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est-il donc qu’un rêve dans un rêve ?
On en a déjà parlé : l’un des dangers qui guette la société d’Oregon est l’extrémisme religieux. La secte d’intégristes catholiques, appelée Marcheurs de la voie est dirigée par les Morano (un nom qui fait forcément écho à notre présent politique…), père et fils, que vous faites plus tard « frayer » avec les fanatiques néo-islamistes des Fils des vivants… C’est un vrai privilège de pouvoir s’offrir de petits plaisirs comme celui-là, non ?
Alors les intégrismes, en ce moment… N’est-ce pas ? Ça passe par les fous furieux jihadistes, Dahesh et compagnie, que nous connaissons bien et leurs hordes d’imbéciles flagrants, pour le coup, lâchés dans les caniveaux, aux malades mentaux bas de plafond style Trump et Kim Jong-un en représentation actuelle, et leurs publics respectifs applaudissant. En fait, l’univers d’Oregon c’est en plein dans cette boue. Quant aux Marcheurs de la Voie et leurs dirigeants… oui, c’est un petit plaisir. Un coup de rire – jaune.