Ayant fui Baghdad pour sauver sa fille et échapper lui-même à la mort, Hannibal Qassim el Battouti a sollicité l’aide et la protection de l’empereur Frédéric II qui a accepté de l’accueillir dans son château des Pouilles où d’autres éminents scientifiques, artistes et intellectuels jouissent déjà de son financement et d’une liberté totale pour créer, réfléchir et inventer. Le scientifique maure espère aussi pouvoir y terminer Bëit-el-Dhaw, une machine aussi novatrice qu’extraordinaire. Mais dans ce XIIIe siècle très obscurantiste, beaucoup, y compris parmi les intellectuels du château et les proches de l’empereur, considèrent ses « dessins de lumière » comme des représentations impies voire démoniaques…
Son travail de directeur artistique chez Casterman ne laisse visiblement que peu de temps (il n’a sorti que Haddon Hall – Quand David inventa Bowie avant ce récit) à Néjib pour travailler à ses bd. Et c’est bien dommage quand on voit avec quel talent il conte ce Stupor Mundi, récit particulièrement riche et ambitieux (le livre fait près de 300 pages) dans lequel l’auteur raconte l’invention de la camera oscura, l’ancêtre de l’appareil photographique. Une invention qui a vu le jour au prix d’un combat courageux et acharné (si Hannibal Qassim el Battouti est un personnage totalement fictif, il est cependant l’héritier d’Alhazen, qui a bien existé lui puisqu’il est le père de l’optique moderne) puisque l’obscurantisme religieux de l’époque était très fort et que les scientifiques devaient ruser et même parfois se cacher pour continuer à avancer et à faire progresser les esprits. Un combat qui fait forcément écho aux dérives religieuses que l’on connaît actuellement et que Néjib met en images avec beaucoup d’inspiration (avec quelques jolies trouvailles graphiques, comme la planche de la page 85 qui voit le visage de la mère d’Houdé soudain apparaître dans la flamme d’une bougie), exposant les différentes péripéties qui l’ont jalonné au travers de flash backs limpides et éclairants (on y apprend notamment pourquoi Houdé, la fille d’Hannibal, a perdu la mémoire et ne peut plus marcher ou pourquoi elle n’a plus sa mère) tout en livrant, en filigrane, une réflexion très intéressante sur l’ambivalence de l’image, qui véhicule souvenirs et connaissance (et permet aussi de raconter des histoires…) mais qui est aussi parfois objet de propagande (Néjib livre ici une explication, rationnelle on s’en doute, sur le mystère du Saint-Suaire…). Un livre intelligent et subtil, très réussi graphiquement parlant aussi.
(Récit complet – Gallimard)