Quand et comment avez-vous pris conscience que le dessin et l’écriture allaient être vos modes d’expression ?
Assez tard. Vers 15 ans il me semble. Je dessine depuis toujours – comme c’est du reste souvent le cas pour les dessinateurs – mais j’ai longtemps voulu être archéologue à vrai dire. Et puis on m’a mis un jour une bande dessinée « adulte » dans les mains, et j’ai réalisé qu’il était possible de raconter des histoires qui pouvaient intéresser l’adolescent que j’étais, et, de fait, l’adulte en devenir. J’en étais resté, comme beaucoup, à Astérix et Lucky Luke. Comme il se trouvait que je dessinais et que j’aimais écrire, j’ai pensé que la bande dessinée, étant à la confluence de ces deux passions, était le médium qui me correspondait le mieux. Et j’ai donc décidé de m’engager dans cette voie à cette période.
A travers trois ou quatre anecdotes, pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Je n’ai pas vraiment d’anecdotes intéressantes. J’ai pris une double « option art » au lycée (littéraire) puis j’ai fait un peu d’arts appliqués en école supérieure, mais, trouvant l’encadrement scolaire absolument insupportable, j’ai arrêté. Donc je n’ai aucun diplôme après le Bac.
Auriez-vous pu/voulu faire un autre métier ?
Comme je vous le disais, j’ai songé un certain temps à l’archéologie. Je lisais beaucoup de choses sur l’Histoire quand j’étais enfant ; notamment sur la Seconde Guerre mondiale et, ce qui concerne bien plus directement cette éventuelle profession, sur la mythologie grecque et égyptienne. J’ai absolument tout oublié, mais je crois me rappeler que je connaissais assez bien tous leurs dieux et leurs machins. J’avais accroché un dessin que j’avais fait d’Osiris – si ma mémoire est bonne – aux murs de ma chambre. Voilà une anecdote… sensationnelle. Autrement, je pensais, mais de façon parfaitement fantasmée, au cinéma. J’étais passionné de films, je lisais tout ce que je trouvais sur ces sujets : réalisation, effets-spéciaux… Je faisais des fiches biographiques avec mon petit stylo à plume sur les acteurs ou les réalisateurs que je prisais. Et puis, en me penchant ensuite sur la bande dessinée, j’ai découvert que je pouvais raconter pareillement des histoires et que le langage (cadrages, storyboards, synopsis) était finalement assez proche. Mais je serais ravi, un jour, de pouvoir réaliser un documentaire, par exemple.
Comment avez-vous trouvé votre trait, votre ‘signature’ graphique? Qu’est-ce qui vous y a aidé?
Adolescent, j’aimais des choses très “mainstream”. Souvent d’un goût très douteux, du reste. Je m’inspirais beaucoup des bandes dessinées que j’aimais alors (quitte à, parfois, plagier purement et simplement). En peinture, j’avais des référents très classiques, très académiques. Puis, quelques années plus tard, on m’a fait découvrir la bande dessinée dite “alternative” ou “indépendante”. Tout un pan graphique et scénaristique que je ne soupçonnais pas. C’était notamment par un livre de Peeters, qu’on m’avait offert. Puis j’ai découvert Baudoin. Une claque. Puis j’ai été fasciné par le trait d’Egon Schiele. Et à partir de là j’ai opéré un virage à 180 degrés, en terme, notamment, de style. Maintenant, je serais bien incapable de citer des dessinateurs qui m’influencent directement. Depuis quelques années, je suis beaucoup moins ce qu’il se fait, en bd. Il y a un autre facteur important: je dessine instinctivement de façon réaliste. J’ai beaucoup réalisé de croquis d’après nature, de tout et de rien, dans des carnets. Je gardais naturellement cette même “écriture graphique” dans mes planches. En couleurs, en revanche, je me réfère beaucoup à ce qui se fait en peinture.
Vos albums naissent souvent de rencontres. Se font-elles naturellement ou les provoquez-vous ?
Les deux. Parfois cela se fait de façon absolument fortuite, parfois je fais la démarche de rencontrer une personne qui correspond au thème que je tiens à traiter. Ainsi, Hosni est né d’une rencontre de hasard, de même que Faire le Mur. Dans la nuit la liberté nous écoute est, en revanche, une rencontre provoquée.
Avant chaque projet vous vous documentez beaucoup. En quoi ce travail en amont vous paraît-il si important ? Que vous apporte-t-il outre le fait de vous enrichir ?
Dans le registre que j’occupe, c’est indispensable. Il faut lire quantité d’ouvrages – souvent des essais – pour commencer à aborder, de façon pertinente, un thème politique et historique. Mais ce n’est pas une corvée, loin de là. Cette phase préparatoire fait partie des moments qui me sont le plus chers. Ça me permet d’ancrer bien plus précisément le récit ou l’aventure que je vais raconter – et cela, du reste, n’intervient pas forcément dans l’écriture ni dans le scénario. C’est avant tout une assise. Mais il peut arriver que je m’inspire directement de certaines lectures : je pense par exemple à un projet qui sortira en 2012 sur la guerre civile espagnole. J’avais lu dans un beau récit d’un Italien parti prêter mains fortes aux anarchistes espagnols une anecdote sur une grand-mère pieuse ; je l’ai réutilisée presque telle quelle dans mon récit.
Pour vos récits, vous aimez aussi vous rendre dans le pays où la scène se déroule. On a l’impression que cela va au-delà des repérages habituels, qu’il s’agit là d’un besoin pour vous…
Au maximum, lorsque c’est possible pour moi, je me rends dans les pays dont je tiens à parler. Autrement, j’aurais le sentiment de passer complètement à côté de certaines choses. Les livres, pour le coup, ont leurs limites. Et les films et les documentaires, même s’ils assurent une approche bien plus visuelle, demeurent un filtre. Pour dessiner les jungles indochinoises, j’avais besoin de mettre les pieds dans celles du Vietnam. En fait, je ne voyage presque jamais hors du cadre professionnel.
Souvent, à la fin de vos livres, il y a un entretien, des archives… Pouvez-vous expliciter le pourquoi de votre démarche ?
Ça rejoint ce que je viens de dire. Mes sources d’inspirations ou d’influences proviennent, à 90 %, de l’écrit. Absolument pas de la bande dessinée. D’une part, je me sens redevable par rapport à ça ; de l’autre, j’aime l’idée qu’on puisse bâtir des passerelles entre les genres. D’où, souvent, la présence de photographies. Et j’aime la forme de l’entretien: c’est un bon moyen, tout à fait accessible, pour le lecteur qui le souhaiterait d’aller plus loin, de creuser certaines pistes et questions fatalement absentes du récit en lui-même.
Considérez-vous vos œuvres comme militantes ? Etes-vous un militant ? Quelle est votre définition du militantisme ?
Je ne m’attendais pas à cette question, dîtes donc ! Je risque de me répéter. Initialement, je n’ai jamais cherché à me définir ni à définir ce que je faisais. Je crois que c’est une passion de journaliste ça. Puis, à force d’entendre parler d’engagement ou de militantisme, il a bien fallu que je trouve une réponse – ne serait-ce que pour moi. Je dis ceci car ça me semble être une évidence : on vit tous dans une époque, dans une société ; et à moins d’être un ermite intégralement étanche à son espèce, on est aussi le produit de tout ça. Dès lors, je ne vois pas comment on pourrait contourner ces questions. Et, qui plus est lorsque, d’une façon ou d’une autre, on a la possibilité – même relative, cela s’entend – de pouvoir diffuser, relayer et propager des idées. Ce sont des questions quotidiennes, que je prolonge naturellement dans mon travail. Il faudrait plutôt demander à celles et ceux qui dessinent leurs achats de fringues ou des amourettes ineptes pourquoi ils sont aussi dégagés du monde dans lequel ils évoluent. C’est ça que, moi, je ne comprends pas. Le mot militant a un côté un peu disciplinaire, parfois, qui ne me correspond pas vraiment. Le mot engagé sert aussi à Miss France pour parler des chiots et des bébés phoques. Alors, quitte à, je prendrais politique, au sens originel du terme : la cité.
Nous pensons que vous êtes une voix atypique dans le paysage de la bande dessinée européenne.
Merci, mais ça serait très présomptueux de ma part d’acquiescer. Les récits politiques sont effectivement très marginaux – même si ça se développe depuis quelques années. Il y a Philippe Squarzoni, dont le travail à mi-chemin entre la bande dessinée et l’essai est riche ; il y a Emmanuel Guibert ; et d’autres, que j’oublie sans doute.
Etes-vous d’accord si je vous dis que vos réalisations élèvent le débat et incitent à la prise de conscience ?
Je formulerai le même préambule qu’à la question précédente. En tout cas, si ça peut permettre à quelques personnes d’acquérir des connaissances critiques supplémentaires, je suis content de ça. De découvrir ce qui se terre sous l’Histoire officielle, donc dominante. J’aurais pu, pour chaque ouvrage, les faire sous la forme d’essais ou de récits ; mais je sais pertinemment que, malheureusement, le savoir, la « culture » et le livre sont trop souvent des outils de subordination, de classe. Voilà pourquoi je hais quand des penseurs (des philosophes aux essayistes politiques) sont inutilement jargonnants: ils prétendent proposer des armes au tout-venant mais ne peuvent toucher qu’une infime frange, déjà rompue à toutes ces questions. La bande dessinée n’a pas la solennité de l’essai : elle est plus « démocratique », plus populaire (avec le bémol des prix de vente qui, souvent, sont outrageusement élevés). Quand on rentre d’une journée de travail ou d’études, on n’a difficilement l’envie, le temps ni la motivation de se plonger dans une étude analytique sur la construction du mur qui cercle la Cisjordanie… Régulièrement, on me dit que l’on n’aurait jamais songé à s’intéresser à tel ou tel sujet que j’ai traité : le support bd le permet.
Pourquoi avez-vous choisi de parler de Nietzsche plutôt que d’un autre grand penseur ? En quoi ce philosophe vous parle-t-il ?
C’est une envie que je traînais depuis des années mais que j’avais laissée dans un tiroir, ne sachant pas vraiment par quel angle l’aborder. Ici, ce n’est pas politique (le Nietzsche politique ne me parle pas du tout) ; ça concerne un autre pan, qui me passionne tout autant : la philosophie qu’on dirait, au risque d’user d’un mot un peu ronflant, existentielle. Avec la politique et la poésie, c’est un registre pour lequel j’ai le plus vif intérêt. Des choses assez simples, au demeurant : Comment mener dignement, intensément, une vie ? Comment penser l’amour, la mort, Dieu ? Bref, des choses extrêmement concrètes et, surtout, applicables au quotidien. Chez Nietzsche, j’aimais son énergie, sa vitalité, sa solitude, son bestiaire, son intransigeance, son athéisme surtout, son écriture poétique. Le personnage est assez fascinant: un apatride qui veut raser le Vatican et meurt après dix ans de folie et de mutisme sur une chaise longue, dans la demeure de sa mère, après s’être jeté au cou d’un cheval battu. C’est un personnage romanesque, en plus d’être un penseur. Il n’y a pas chez lui la sécheresse et l’aridité de certains philosophes, très théorétiques, très abstraits, qui parlent pour une caste de nantis. Je prépare un album du même genre (que je ne dessinerai pas) sur Henry-David Thoreau : un américain qui a vécu dans une cabane en observant des fourmis et des marmottes… Romanesque, lui aussi !
Quelle question auriez-vous aimé poser à Nietzsche ?
Je n’avais jamais pensé à ça ! J’aurais une question très profonde : je ne comprends pas comment il pouvait manger avec une moustache de cette taille. Vraiment. Friedrich, explique-nous !
Comment avez-vous travaillé avec Michel Onfray ?
J’étais tombé, par hasard et en librairie, sur un petit livre (L’innocence du devenir), qui était un script de film sur Nietzsche – ce qu’on appellerait un biopic. A l’époque, je ne connaissais l’œuvre d’Onfray que par quelques livres : sur l’anarchisme et la pensée cynique grecque. Je l’ai lu d’un trait, tout en crayonnant en parallèle les images qui me venaient d’instinct. Cela a bien sûr fait écho à cette envie que j’avais eue. Je lui ai envoyé les croquis, via son site.
Michel Onfray a beaucoup de détracteurs. Avec son livre sur Sigmund Freud, il ne s’est pas fait beaucoup d’amis. L’avez-vous lu ? Et si oui, qu’en avez-vous pensé ? Quel regard portez-vous sur ses travaux et sa démarche ?
Je vais être honnête : mes connaissances en psychanalyse sont faibles. Je n’ai ni mépris ni passion pour ce domaine, je le connais simplement mal. J’ai dû, hâtivement, considérer cette discipline comme un passe-temps bourgeois et narcissique, raison pour laquelle je n’ai jamais vraiment lu d’ouvrages sur le sujet. Et, effectivement, j’ai suivi la polémique. Difficile de pouvoir la manquer, en même temps… C’était d’une rare violence (mais le livre, quoiqu’en dise Onfray, est assez radical également). Ce que j’apprécie dans son travail, c’est sa volonté de partager au grand public, de briser les petites niches de l’élitisme, du parisianisme. Son recours à la biographie pour mettre en lumière une pensée est un angle d’attaque particulièrement intéressant. Et j’aime le fait – ce qui est assez rare dans le monde intellectuel – qu’il provienne de la classe sociale dont il parle (père ouvrier agricole, mère femme de ménage), qu’il vive dans le monde rural. J’ai découvert un certain nombre d’auteurs ou de penseurs méconnus, en le lisant. Il ouvre des portes, je crois. Libre ensuite à chacun de prendre la direction qu’il désire – et il y a à l’évidence certains sujets sur lesquels je ne suis ou ne serais pas en accord avec ses positions.
Vos prises de position vous valent-elles des critiques violentes, des menaces ? A l’opposé, fédèrent-elles ?
Nous sommes à des échelles infiniment plus modestes, dans mon cas (et tant mieux !). Il y a, forcément, des retours polémiques lorsqu’on aborde des sujets clivants, controversés. C’est inévitable. Par courriers personnels ou publiquement. Sur la Palestine, je me souviens par exemple d’un mail me traitant de « petit gitan suceur d’Arabes » ; pour l’Indochine, on m’a écrit que j’étais révisionniste, complice des camps staliniens ; un gratte-papier réputé dans le monde de la bd a voulu « déchirer » un de mes bouquins… Des petites chiures de ce type, de temps en temps. Rien de bien probant. Je crois que c’est un lieu commun – du moins, tous les auteurs le disent – : on a souvent des retours excessifs. Les gens qui « adorent » et ceux qui « haïssent ». La majorité des gens ne prennent pas la plume ou le clavier pour faire part de leurs impressions.
Quelle(s) personnalité(s) connue(s) ou inconnue(s) mais disparue(s) auriez-vous aimé rencontrer pour recueillir son/leurs témoignage(s) unique(s) comme M. Albert Clavier ?
Plein, sans doute. Le critère connu/inconnu n’a effectivement aucune incidence pour moi. La plupart du temps, je travaille sur des anonymes. J’ai une vraie passion pour les biographies (au cinéma comme en livres), mais je me refrène énormément : je ne veux pas m’enfermer dans ce registre. Quand une vie raconte une époque, un siècle ; quand un individu porte un projet collectif, cela me parle instantanément. Qui plus est lorsque cela reste valable et effectif pour notre époque. J’ai beaucoup d’affinités avec le XIX et le XXe siècle, en fait. En leurs seins, tout, ou presque, m’intéresse. Plutôt que de discuter de ceux dont j’aurais aimé parler (ce serait sans fin), je pense déjà à ceux sur lesquels je travaille : Thoreau, donc ; je vais aborder la Commune de Paris sous l’angle de Louis-Auguste Blanqui, une figure qu’on connait peu de nos jours, l’inventeur de la sublime formule « Ni Dieu ni maître » ; j’évoque Victor Serge, un révolutionnaire russe pour qui j’ai de l’affection, dans le projet sur l’Espagne… Voilà pour ce qui va paraître en 2012. J’ai des projets en attente aussi, ou que je commence. Notamment un qui me tient à cœur, avec un ami américain, sur son père qui était un militant Black Panther et qui est aujourd’hui en prison à perpétuité.
Avez-vous des nouvelles de Mahmoud ? Que fait-il maintenant
Oui, j’ai régulièrement des nouvelles. Il s’est marié et va avoir un enfant. Il est heureux, en ce moment. Je compte y retourner en février, et je le reverrai à cette occasion.
Vous apprenez beaucoup de vos rencontres. Laquelle a été la plus déterminante à vos yeux ?
Je serai incapable de les dissocier. Toutes. Mais Mahmoud peut-être plus particulièrement. C’est un pays en guerre, ça se déroule de nos jours… Il m’a beaucoup impressionné, humainement parlant. Il a le sens de l’honneur, et c’est un mot qui ne veut plus rien dire dans notre Occident fatigué.
Au travers de Mahmoud, vous avez signé un portrait saisissant de la Palestine et de ses désirs de liberté. Malgré les efforts actuels de Monsieur Abbas, on a du mal à imaginer une issue positive pour le peuple palestinien. Partagez-vous ce sentiment?
Complètement. L’initiative d’Abbas est intéressante en tant que symbole. Elle l’est d’autant plus lorsqu’on voit la réaction occidentale : veto au Conseil de sécurité des Nations-Unies par l’empire américain, suspension américaine de la contribution à l’UNESCO lorsque celle-ci reconnaît la Palestine comme Etat membre… Prenez simplement la carte des Etats ayant reconnu la Palestine; et tout, malheureusement, y est dit : 126 nations… exceptées, principalement, celles d’Amérique du Nord et d’Europe. L’Occident, donc. Et tout ça par la pression exercée par Israël et ses relais. Ce n’est de toute évidence pas une attaque de l’Occident en tant que tel à laquelle je me livre, mais de son penchant dégénérescent : celui de la domination impériale et culturelle (un trait qui ne lui est assurément pas propre mais, disons qu’il s’en est fait le flambeau, depuis quelques siècles). Cela dit, ça ne durera plus très longtemps. Emmanuel Todd, dans l’un de ses livres, analyse les dernières guerres informes lancées par les Etats-Unis comme son chant du cygne : l’empire s’écroule et, pour se convaincre de sa grandeur, se livre une dernière fois – et sans risques aucun – à ce qu’il n’a, au fond, jamais cessé de faire : détruire des civilisations bien plus anciennes que la sienne. Espérons qu’il voit juste. Mais pour en revenir à la Palestine, il y a une évidence dont on parle très peu dans les médias : on débat douze fois par an de la paix à venir mais, sur le terrain, on en est bien, bien loin. N’importe qui ayant étudié de près cette question sait que l’Etat palestinien n’a pas de réalité tangible : il ne reste, en Cisjordanie, que des morceaux de terres infestées de colonies israéliennes illégales… sans parler de la bande de Gaza qui est à l’autre bout du pays. Israël fera-t-il évacuer ces centaines de milliers de spoliateurs venus des quatre coins du monde ? Jamais. Ou en tout cas jamais de lui-même. Israël ne fait que construire de nouvelles infrastructures, mois après mois. Je vois d’un bon œil la réconciliation des fractions palestiniennes : il ne pouvait rien leur arriver de pire que de se livrer une guerre en interne. Mais leurs moyens de pression sont extrêmement faibles. Ils ont tout tenté : guérilla, négociations, attentats, lutte non-violente. Pour quoi ? Perdre du territoire et de l’autonomie au fil des années. Quand on songe au bombardement de Gaza, on est juste effaré : pilonnez Tel-Aviv ou Boston demain, et voyez si la communauté internationale restera aussi à jouer aux dominos. On peut rêver à une troisième Intifada ; mais ce n’est pas à nous, de nos fauteuils européens, d’en décider. Les morts qui tomberont, ce sera pour eux. Ils savent mieux que quiconque s’ils doivent ou non retenter une insurrection massive. Difficile donc d’être optimiste… Quoiqu’il en soit, aucun peuple sur terre n’a supporté la domination étrangère : les occupants ont toujours fini par plier bagages (ou alors les occupés ont été totalement exterminés ou parqués en réserves…). Un jour, je crois – j’espère du moins – que cette question sera réglée. Et avec le moins de sang versé, de part et d’autre, évidemment. Mais, d’ici là, bien malin celui qui pourra prédire le futur à court ou moyen terme.
Pourquoi vous consacrez-vous davantage à l’écriture pour vos prochains albums ?
Je n’en pouvais plus de dessiner. C’est très mécanique, très répétitif, la bande dessinée. Ça prend également énormément de temps. C’est un travail de patience, et je suis parfaitement impatient. Je constatais depuis un moment que, de très loin, je préférais faire des recherches, écrire, interroger des gens. J’avais le sentiment que mon travail était achevé une fois que j’avais réalisé tout ceci. Dès lors, bloquer un an pour mettre à plat, sur papier, ce qui était déjà classé dans ma tête était fastidieux. Je n’ai pas dessiné une seule planche depuis six mois : je revis ! Même si ça complique pas mal de choses : je gagnais ma croûte avec le dessin. Les scénarios sont infiniment moins rémunérés – surtout dans un domaine comme le mien, qui n’est pas « commercial » ou « grand public ». Et il est hors-de-question que je travaille dans cette saloperie qu’est la publicité. Je me suis rendu l’autre jour dans une agence d’emploi, pour tâter un peu le terrain. Mais, comme je vous le disais, je n’ai pas un seul diplôme ! Je ne sais pas ce que ça donnera, pour la suite. On verra bien.
Quels points communs devez-vous partager avec les personnes avec qui vous collaborez ?
La plupart du temps, un socle de valeurs. Albert était un communiste affilié au PCF, pas moi . Mahmoud est musulman, pas moi… mais il n’empêche que je me retrouvais dans un certain nombre des idées qu’ils défendaient. Je ne pourrais jamais relayer la vie d’une personne de façon objective, neutre, impartiale. Il faut que je sois en empathie avec elle. Et je ne peux pas l’être, ou très difficilement, si je ne partage pas ce socle en question.
Vos livres peuvent souvent faire penser à ceux de Philippe Squarzoni. En tant que lyonnais, avez-vous de ses nouvelles ?
Ex-lyonnais. Je suis dans une petite commune rurale de Bourgogne désormais. Je ne supportais plus la vie en ville. Je ne le connais pas personnellement. On a échangé deux ou trois mails. J’aime son travail, voilà tout. Je ne sais pas du tout sur quoi il œuvre à l’heure qu’il est.
La scène musicale indépendante lyonnaise, avec des groupes comme BÄSTARD, CONDENSE ou HAPPY ANGER a toujours été très active et engagée. A-t-elle joué un rôle dans votre formation et votre engagement politique?
Du tout. A vrai dire, je suis né à Paris et suis resté en région parisienne jusqu’à ma majorité. Puis j’ai foutu le camp à Lyon. Je ne suis donc qu’un Lyonnais de transit et d’importation. Mais je ne me considère pas non plus comme un Francilien, encore moins comme un Parisien. Je ne conserve pour ainsi dire pas d’attaches aux villes. Autant je sais, par la langue, l’histoire et la culture, que je suis Français, autant je n’ai pas d’accroches régionales. Donc Lyon a été un moment dans ma vie, mais je ne connais pas, ou mal, ses spécificités culturelles. Je sais que je n’aime pas la nourriture locale, par contre ! Donc je réponds à votre question par la négative. Toutefois, la musique a joué un rôle extrêmement important dans ma “formation” et mon intérêt pour les questions politiques, économiques et sociales. Je lui dois beaucoup.
Pour finir, quel regard portez-vous sur l’histoire du début du 21ème siècle ?
Ce qui m’apparait le plus clairement, et je ne suis évidemment pas le seul à le constater, c’est la persistance – sous couvert de droit-de-l’hommisme et d’ingérence humanitaire – de la question impériale et coloniale : guerre d’Irak en 2001, Afghanistan en 2003, Gaza en 2008, Libye en 2011. L’Iran ne va sans doute pas tarder à subir les foudres des oligarchies pourries israélo-américaines. Ce ne sont pas des fous complotistes qui évoquent maintenant la possibilité d’un nouveau conflit planétaire. A tout ceci se mêle la crise financière depuis 2007-2008 et les dissensions internes aux États-nations : réveils identitaires, communautaires, religieux, essor massif de l’extrême-droite dans toute l’Europe. La gauche européenne est exsangue et ne fait que s’aligner, avec un peu de mascara sociétal et culturel, sur la droite libérale. Tout le monde voit bien, ou commence à le voir, que les peuples n’ont plus leur mot à dire dans le jeu démocratique. A vrai dire, j’y pense souvent… je suis assez inquiet. Je suis naturellement incapable de savoir comment tout cela va finir. Et lorsqu’on est féru d’Histoire, on sait que la réponse n’est pas toujours : « bien ».
Qu’est-ce qui vous obsède dans la vie de tous les jours ?
Obsède ? C’est peut-être un peu plombant comme chute, mais je songe constamment au fait que tout passe très, très vite. Parfois, c’est déprimant ; parfois, au contraire, ça permet d’avancer avec une certaine volonté, une certaine énergie. C’est tout l’enjeu des athées : ils savent qu’ils n’ont qu’une vie, alors, quitte à, il faut que celle-ci soit la plus dense possible.
(interview réalisée par chRisA et Sullivan – déc2011)