Riff Reb’s a sorti, ces dernières années, quelques bandes dessinées qui comptent vraiment. Les adaptations d’A Bord de l’Etoile Matutine, de Le Loup des mers, Hommes à la mer ou encore le diptyque Le vagabond des étoiles. Toutes dans l’excellente collection Noctambule. Il y a quelques mois, a paru Rockbook, un artbook qui lui tient tout particulièrement à cœur puisqu’il mêle la bande dessinée à son autre passion : la musique, et surtout, le rock. Et quand on a appris que le Cabaret Vert organisait une expo autour du livre, on s’est dit qu’il ne fallait pas manquer cette occasion pour rencontrer Riff Reb’s afin d’en parler avec lui…
Bonjour Riff, on est là pour parler de Rockbook. Ça a dû être un grand plaisir pour vous de voir ce livre sortir car il réunit vos deux passions : le dessin et le rock.
Absolument. C’est un peu un livre inespéré. C’est les à-côtés de mon travail de bande dessinée. J’ai, par sympathie pour le rock’n roll et la scène musicale de ma ville, Le Havre, ou d’autres, fait des dessins autour du rock, comme des pochettes de disques, mais tout cela était vraiment fait en marge de mon travail d’auteur de bande dessinée. Ce sont de petits créneaux car ce n’est jamais très bien rémunéré, ces choses-là et cela relève plutôt du cœur. Mais la musique, et le rock en particulier, c’est ma dynamique générale depuis que j’ai 14 ans. Donc c’est mon appui. Ce livre là c’est inespéré dans la mesure où, ce n’est pas vraiment de la bande dessinée même si c’est mon style, qui est assez bande dessinée, ça dépend des dessins dans le livre, mais la chose est : « est-ce que ça va intéresser un éditeur ?». Ça c’était plus dur. J’ai beau avoir une petite notoriété et avoir des admirateurs de mon travail en bande dessinée, est-ce que ces gens-là vont s’intéresser à mon travail autour du rock, ce n’était pas évident du tout. Et souvent ils disent « oui mais il n’y a pas de cases, il n’y a pas de planches, j’achète pas ». L’idée était donc de trouver un éditeur qui veuille bien le faire et là je l’ai et il l’a fait superbement.
Votre carrière a aussi forcément joué parce qu’il faut quand même avoir sorti quelques bouquins qui comptent pour qu’un éditeur veuille sortir un livre comme celui-là.
Ben oui, parce que c’est risqué. En plus, là, il a fait un tirage assez important, ce qui m’effraie un peu…
C’est combien le tirage ?
5000 exemplaires. Pour un Artbook un peu spécial, c’est pas évident. Les libraires ne savent pas où ranger ces livres-là ou comment les vendre, donc ce n’est pas une évidence. Ceci dit ça a l’air de bien se passer quand même…
Après, ils ont l’expérience de Marines, aussi, qui était peut-être encore plus compliqué à vendre, non ?
Le truc, c’est que Marines, c’est la mer, les bateaux, un sujet généraliste qui touche un peu toutes les tranches d’âge. Ça fait rêver, des petits garçons jusqu’aux grand-mères. Du coup, ces livres-là des jeunes vont les acheter pour les offrir à leur père, des pères pour leur frère, enfin, voilà…mais pour le rock’n roll, ce n’est pas si évident. Le rock’n roll commence à être vieux et là ce n’est plus une question de mode. La marine, ce n’est pas une mode, c’est toujours à la mode. Ça fait toujours rêver les gens, depuis l’existence des bateaux.
Est-ce que ce n’était pas aussi une façon, pour l’éditeur, de rappeler que même si les collections Noctambule et Métamorphoses quittaient les éditions Soleil pour intégrer Oxymore, leurs auteurs fétiches continuaient avec eux, vous notamment ?
Oui, ça a pesé comme ça. Guy Delcourt ne voulait pas le faire, il m’a envoyé un long mail pour me l’expliquer. Bon, je ne l’ai pas lu jusqu’au bout…Et donc, du coup, comme c’était en train de se transmuter vers Oxymore, Mourad Boudjellal remontant une nouvelle boîte, lui a accepté tout de suite dans la mesure où il me récupérait dans son cheptel d’auteurs, quoi. En plus, je crois qu’il m’aime bien, il aime bien mon travail. Donc, il a bien voulu le faire mais franchement je n’aurais bien sûr pas pu commencer ma carrière avec un livre comme ça. Ça aurait été du fanzinat, un bricolage pas cher ou j’aurais vendu le livre moi-même, j’en sais rien mais bon c’est effectivement parce qu’il y a une carrière derrière, une petite réputation et un éditeur qui me voulait.
Et puis cela permet de faire patienter les lecteurs jusqu’à votre prochain récit. Vous pouvez nous en parler un peu ?
Bien sûr. Ben oui, ça fait patienter. C’était son avis. Après, comme ça collecte 35 ans de travail ça aurait pu se faire un peu avant ou un peu après. La chose c’est que c’était très long. Un Artbook c’est bien plus long à préparer, à maquetter, à présenter qu’un album de BD où on fait la préparation de la couverture, de la page titre et après, en gros, on enquille les pages. Là, toute page est à maquetter. C’est complexe à faire. Et le maquettiste qui a travaillé en premier, cela ne m’a pas satisfait du tout. Ça a pris un temps fou, puis il a eu des soucis de santé et ensuite il y a eu le Covid et puis il y a eu le passage d’un éditeur à l’autre qui a pris encore un an, un an et demi…Donc j’en pouvais plus de ce truc, quoi (il rit). Donc sa sortie était une vraie libération, surtout dans la qualité où il est. Maintenant ça fait un creux mais l’année d’avant j’ai sorti L’île au trésor, le roman illustré, dans une nouvelle traduction, chez Daniel Maghen, là j’ai le Rockbook et l’année prochaine j’aurai ma prochaine bande dessinée. 1 livre par an c’est quand même une forte présence parce qu’en bande dessinée je mets un an et demi 2 ans pour faire un livre. Là, finalement, je suis assez présent au niveau des librairies. Et régulier. Il faut dire que je travaille beaucoup, c’est donc normal qu’à un moment donné les choses sortent. Voilà. Et mon prochain livre, c’est un peu un retour, c’est aussi pour redémarrer cette collection Noctambules chez ce nouvel éditeur, Oxymore, je lui ai dit : « je te refais un album de marine ». Parce que c’est là que je suis le plus repéré, recherché, vendu, etc.…Comme ça, ça va bien mettre en place le retour dans ta collection et après je vais peut-être faire un peu n’importe quoi, comme j’ai envie…Ce que je ne sais pas encore. Normalement, l’année prochaine sort donc l’adaptation d’un court roman d’Eugène Sue qui s’appelle Kernok le pirate. J’en suis aux deux tiers en noir et blanc mais il est prévu, pour Angoulême, pour fin janvier 2025, un tirage de tête en format noir et blanc un peu classe de ce livre-là. Celui en couleurs arrivera plus tard dans l’année.
Ça veut dire que là, au niveau des échéances, ça va venir vite…
Ben oui, ils m’ont serré parce que l’édition classique était prévue pour octobre 2025 et là je dois livrer le noir et blanc pour le mois de novembre…j’avais prévu pas mal de choses en septembre : j’ai des expos, un voyage au Canada…mais il faudra que je trouve le temps pour finir qualitativement le livre.
On va revenir sur ce qui fait l’essence du livre, la musique, et notamment le punk-rock. Bon, tout est dit dans votre pseudo. On ne choisit par Riff Reb’s par hasard…
Tout simplement déjà parce que je ne voulais pas que mon nom de famille apparaisse sur un quelconque de mes livres. Parce que mon père, qui, donc, m’a donné ce nom, ne voulait pas que je fasse ce métier-là, n’a rien fait pour et était même tout à fait contre. Du coup, il ne méritait pas d’avoir son nom sur mes livres. Donc j’ai pris un pseudonyme. Après, la question c’était quoi choisir. Ce choix a été fait il y a très longtemps maintenant. Et effectivement, à la fin de la grande période de punk anglais, où les gens s’ appelaient Johnny le pourri, Riff Reb’s, Riff Rebelles est apparu. Riff pour le riff de guitare. R.R. Comme pour rock’n roll. C’est le choix que j’ai fait à cette période-là. Bon, les gens finissent par s’habituer et encore (il rit), la plupart m’appelle Riff et cela me va très bien. Mais c’est assez compliqué à retenir. J’ai reçu des courriers, des Miff Meb, des Pif Peb’s, enfin n’importe quoi, des Spare Ribs… mais à la finale j’ai simplifié pour Riff seulement mais quand sont arrivés les adresses internet, les sites web, quand on tapait Riff il y avait plein de choses. Riff Reb’s c’est tellement bizarre que ça ne correspondait qu’à moi, donc finalement j’ai repris mon pseudo tordu qui a son utilité maintenant…
Vous disiez il y a quelques minutes que vous avez découvert la musique punk à l’adolescence, 13-14 ans. Il y avait une vraie scène au Havre, c’est là que vous avez découvert le punk…
J’ai d’abord découvert les Beatles, les Stones, vers 14 ans, ce qui m’a sorti de Brassens, Brel, ce qui était très bien d’ailleurs d’un point de vue écriture, poésie, philosophie mais d’un coup l’arrivée de ces crétins de Beatles, c’était juste merveilleux. On avait juste envie que ce soit nos copains tellement ils étaient drôles, intelligents… ça m’a tenu longtemps. Mais dans le cas des Beatles, que j’ai découvert après leur séparation, cela restait une abstraction de la musique. Quand les Stones jouaient à Paris, aux Halles de la Villette ou je ne sais où, je voyais des petits bouts de reportage à la télévision et cela me paraissait trop grand et trop loin. C’était inaccessible. Et donc pour moi le rock c’était un truc sur disque qui était un peu plat, un peu mort. En grandissant, un jour où j’avais 17 ans, la ville organisait de grandes fêtes gratuites avec des spectacles, cela allait de Michel Fugain à des troupes de théâtre, des circassiens, c’était tout un bazar, et du coup j’ai entendu, depuis la fenêtre de ma piaule un concert qui avait lieu sur la place de l’hôtel de ville, pas très loin. Et donc j’ai fugué, je suis passé par la fenêtre et je me suis retrouvé devant un concert de Little Bob Story, à la haute époque, à mon avis, dans sa carrière, et je me suis pris une tarte monumentale. Parce que là… c’était pas du punk, c’était du pop-rock, du rock’n roll avec une touche blues, une touche hard mais c’était surtout du live, quoi. Et puis ça jouait, c’était chaud, il y avait de la bagarre et là je me suis dit « ouah, mais c’est donc ça, en vérité, le rock’n roll », c’est pas des disques qui grattent un peu, qu’on met l’autre face, qu’on écoute toujours la même chanson parce qu’on se met des tubes en tête, c’est devenu pour moi un phénomène vivant. Et je me suis retrouvé complètement là-dedans. Il faut savoir que quand on aimait la bande dessinée à cette époque-là on était un peu proscrit par rapport aux écoles, par rapport aux parents, c’était le truc des crétins, « arrête de lire de la BD »… et le rock’n roll, c’était pareil, un truc de cheveux longs, de pédés…
Oui, c’était un truc de marginal, de rebelle…
Ben oui, ça faisait peur aux parents, tout çà. Et donc c’était pour moi un refuge merveilleux (il rit) puisque je n’aimais que des choses qu’ils n’aimaient pas, donc ça m’a créé. Je me suis dit : « j’existe contre mon petit monde », à l’époque. Et puis à travers la scène rock et les copains que j’ai rencontrés. Ceux de l’école qui m’ont rejoint, on s’est croisés, on a commencé à s’échanger des disques, « tiens il y a un concert à tel endroit », c’est devenu un univers entier que celui de la contre-culture. Où j’allais acheter mes premiers Fluide Glacial dans une petite boutique tenue par des femmes, certainement lesbiennes, j’avais la honte, c’était entre les trucs d’ésotérisme et les trucs de cul et donc je sortais les Fluide où il y avait un peu des nichons et des machins, enfin bon, et j’achetais ça comme on achèterait une revue porno alors que c’était juste Fluide Glacial finalement…mais bon il y avait Alice au pays des merveilles par Gotlib qui était à poil…le rock’n roll, Jean Solé qui raconte l’album des Beatles, puis celui des Pistols dans le numéro suivant, tout ça était cohérent, la découverte des Monty Pythons, l’esprit anglais, c’est une prolongation des Beatles. Je me suis dit « ce monde-là est le mien », quoi.
Et après vous avez découvert d’autres groupes, plus punk, qui venaient d’Australie, notamment…
Oui, alors au Havre, suite aux graines semées par Little Bob, plein de groupes sont nés dans son sillage. Au Havre et partout en France parce que ce type-là tournait beaucoup, c’était 300 concerts par an. Il faut imaginer qu’il se reposait pas beaucoup mais comme ça il échappait à l’usine. Mais du coup, une scène de ma génération s’est montée au Havre, ils sont évidemment devenus amis tout de suite, ce qui m’a donné l’impression que j’étais dans un monde qui n’était pas juste le mien où j’étais seul contre les autres mais où on était un groupe avec des pianistes, des guitaristes, des dessinateurs, des photographes, c’était tout à coup un univers pré-artistique, avec des talents divers à ce moment-là puisqu’on était en formation de nos qualités respectives. Et donc je ne regrette rien de cette époque-là, au contraire. Je trouve que j’ai eu beaucoup de chance d’être né dans ces moments-là. Et évidemment j’allais aussi à Londres de temps en temps. Etant havrais, il suffisait de prendre un ferry, bon il fallait avoir un peu de sous quand même, et on se retrouvait à Londres, on pouvait voir les concerts que l’on voulait voir, ça jouait partout, c’était pas cher, et il y avait tous les disques d’occase car les invendus de l’année précédente ne valaient plus rien l’année suivante, enfin c’était le business à l’anglaise. Il y avait un disquaire havrais qui s’était installé à Londres. On allait chez lui, c’était facile au niveau langage. Il nous disait : « il faut acheter ça et ça ». On revenait avec les trucs les plus pointus du monde. On frimait deux secondes mais après tout le monde l’avait…donc c’était vraiment très dynamique et très riche. Et l’autre chose c’est qu’au Havre débarquaient des groupes venus d’Angleterre et d’ailleurs, qui n’étaient pas que dans le punk car le punk commençait déjà à se décomposer. Certains avaient du succès, c’était trop pour les petites salles du Havre et d’autres étaient des caricatures de punks qui nous plaisaient pas du tout et Le Havre étant une ville portuaire, il y avait un goût pour le blues et le rhythm’n blues, du coup la scène pub-rock anglaise, Dr Feelgood, Eddie and the Hot Rods, les Inmates… faisait un tabac et pour nous c’était du punk dans la soul, quoi et c’est juste le mélange des choses que je préfère au monde, quoi. Donc punk pour punk on s’en foutait un peu, on était punk-rock et le mot rock prenait plus d’importance. Parce que, pareil, punk ça signifiait look et look, au Havre, ça signifiait des tartes dans la tronche. C’est pas le look c’est l’authenticité qu’il nous faut… Si c’est authentique le look passe mais si t’es juste déguisé t’es un guignol. Et donc les guignols de Paris n’arrivaient pas jusqu’au Havre, quoi… Et il y a des amateurs de musique et de punk qui étaient à Rouen et quand ils venaient au Havre, ils retiraient tous les badges, tous les machins pour pas se faire démolir au Havre parce qu’ils savaient très bien que ça ne passerait pas…Le Havre était, et est encore, une ville assez dure. Et normalisatrice dans un sens, middle class quoi, il ne faut pas que ça dépasse, il ne faut pas être trop pauvre ou trop riche.
Quels sont les groupes de l’époque qui vous ont vraiment marqués ?
Stiff Little Fingers, les irlandais, ils ont débarqué au Havre, c’était des copains qui faisaient la première partie, c’était mon premier backstage pass, il fallait que je fasse des photos. Evidemment, j’ai compris que backstage c’était nul parce que tu prends des photos de gens vus de dos, ça n’a aucun intérêt, tu vois leur cul. Mais bon je kiffais trop, même si le mot n’existait pas encore à l’époque, j’avais l’accredit’ mais bon… et le concert de Stiff Little Fingers, c’était un super concert. Je crois qu’un mois avant ou après il y a eu les Saints, groupe australien, avec Chris Bailey, c’était la deuxième formation, quand ils avaient signé chez New Rose. Pareil, c’était une chaleur là-dedans. On était tous dingues, tous jeunes, tous fous et il y avait un public, une scène havraise d’au moins 200-250 personnes qui avaient soif de rock’n roll, donc c’était la furie là-dedans, tant que ça jouait bien. Parce que sinon c’était un mur glacé qui regardait les musiciens en leur disant : « dépêchez-vous de finir parce que c’est nul votre truc »…
C’était une scène de connaisseurs parce qu’il y avait pas mal de groupes qui passaient…
Ouais, c’est dingue. Parce que moi je parlais avec des mecs de mon âge, ils connaissaient tout l‘historique de mecs comme Iggy Pop, ils entendaient une chanson de lui à la radio, ils savaient ce que c’était, et puis des trucs obscurs des années 70. « Ah non mais ça c’est une reprise de Music Machine en 65 en Californie ». « C’est qui Music Machine ? » Et moi j’ai découvert ça, je voulais savoir. Maintenant, je bénéficie d’une culture assez pointue et d’une collection copieuse mais c’était incroyable. Et même encore il n’y a pas longtemps, il y a eu un concert à Montigny, c’est une bonne agglomération à côté du Havre. Je sors du concert, je fume une clope à côté de l’escalier qui mène au théâtre où avait lieu le spectacle et j’entends deux femmes qui parlent, une qui doit avoir 25 ans et l’autre qui en avait 45 et elles parlaient musique, quoi. T’as entendu le morceau, c’était une reprise de Pavlov’s Dog. Tu connais Pavlov’s Dog ? Parce qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui connaissent. Bon c’est la fille d’un guitariste du Havre mais enfin, bon… « Et t‘as vu quand il a repris Gimme Danger des Stooges, il a oublié la moitié des paroles… ». C’est quoi ces filles qui connaissent les paroles d’Iggy Pop, qui connaissent Pavlov’s Dog : « Moi, mon morceau préféré, c’est Julia… ». Le Havre c’est quand même une ville bizarre…Parce que deux femmes qui parlent de trucs pointus comme ça…Bon alors parfois c’est gênant parce que quand tu en connais trop tu ne participes pas vraiment au spectacle alors que quand tu découvres, que tu es innocent, tu te mélanges plus aux choses…donc il y a un côté « pas très bien faite, cette reprise », un côté je sais tout. Bon, ça fait partie de la provoc’ du milieu. Voilà, donc, mon goût s’est fait dans ce milieu-là. Moi, je reste un grand amateur de la soul primitive, du rhythm and blues noir américain. Je ne parle pas de RnB à la noix, et donc j’écoute énormément de musique noire, des origines jusqu’à ce que ce ne soit pas trop funk surtout et tout ça mélangé à du punk, du grunge, du rock’n roll, c’est du grand potage, assez large mais en même temps assez étroit parce que je ne m’intéresse pas à grand-chose d’autre en musique.
Vous écoutez toujours autant de musique ?
Là, un peu moins parce que c’est aussi une question de partage, la musique, c’est quelqu’un qui dit : « T’as entendu ça », ou « Je te prête tel disque » ou « Tu viens au concert » et ces choses-là, ces derniers temps, c’est un peu post-Covid, je pense aussi, et bien ça bouge un peu moins, il y a moins de concerts et le rock est un peu à l’étouffoir, il y a moins de salles, moins de public…Mais ma collection est copieuse…
Vous écoutez la musique sur vinyle, j’imagine…
Oui, surtout sur vinyle même si quand je dessine, le cd est plus pratique. Mais avec le vinyle, t’as des pochettes avec des vraies photos, des vrais dessins avec des vraies maquettes, ça a de la gueule quoi. Avec un cd tu n’arrives pas à lire les noms des musiciens, tu ne sais pas ce qu’il y a dedans. Même si tu as des beaux digipacks, des beaux livrets, et j’en ai maquettés, j’ai fait des créations là-dessus, mais c’est un format pour quand on habite une tour au Japon, c’est pas un format artistique pour moi.
Vous travaillez souvent en écoutant de la musique ?
Donc en ce moment pas trop mais d’habitude oui, énormément. C’est-à-dire que toutes les phases de création pure : d’écriture, de narration, de découpage, là j’écoute rien. Au contraire, je coupe tout, même la radio. Il ne faut pas que les mots se mélangent. Il faut être concentré. Et, par contre, quand je dessine, je peux mettre toute la musique que je veux, ça ne me gêne pas. Soit ça m’aide à me concentrer soit…de toutes façons je suis tellement dans mes dessins que je n‘entends pas…soit ça me cadence…Il y a même des fois où je me sens fatigué sur une image et le bras pèse une tonne, le fait de remettre une musique un peu dynamique, ça va me relancer comme on relance un jogging ou un marathon en cours de route. Du coup, ça peut donner un grand coup de pêche, quoi. Mais d’une manière générale, les gens se demandent si ça gêne ou pas mais en fait dessiner fait que tu as une écoute agrandie. Ce que les profs à l’école ne comprenaient pas, puisqu’ils me viraient parce que je dessinais alors que j’écoutais certainement mieux que la plupart des élèves. Entendre, prendre des notes et comprendre les maths, c’est encore autre chose, là il faut vraiment écouter ce qui se dit et regarder ce qui est au tableau mais quand on parle d’histoire ou de littérature, c‘est vraiment pas un problème. Parce que quand je n’écoute pas de la musique, j’écoute France Culture. J’écoute l’histoire de France, l’histoire de la politique, l’histoire des artistes…et j’entends très bien ce qu’ils me disent. Jusqu’au moment où je me dis « mais qu’est-ce que c’est que ce dessin pourri que je suis en train de faire… » (rires) Et là il faut que je me reconcentre un peu plus…mais c’est plutôt rare en réalité. Ce qu’on cherche, artistiquement, dans tous les domaines, c’est le moment de grâce, le moment de zenitude où tu ne te sens plus faire…Et c’est des moments où tu dessines sans t’apercevoir que tu dessines, que tu danses sans savoir que tu danses, que tu chantes sans penser à ce que tu es en train de chanter, t’es juste totalement à ce que tu fais et t’es fondu avec…et un moment tu te réveilles et tu te dis : « mais j’étais où là? » et tu recherches ce moment-là car tu n’y accèdes pas…alors peut-être que certains y accèdent comme ça (il claque des doigts) mais parfois tu rames toute la journée pour l‘avoir en fin de journée au moment où tu dis : « merde, il faut que j’aille faire les courses pour manger ce soir »…Et là tu te dis « saloperie d’être vivant »…je peux pas rester dans mes limbes, quoi…
Quelles ont été vos dernières claques en matière de musique ces derniers temps ?
Ca remonte un peu, hein. Il y a 10-15 ans, c’était les Queens Of The Stone Age, les Raconteurs. Le truc, c’est que maintenant, pour découvrir, on est tous un peu tout seuls, sur son téléphone, sur son ordinateur, et moi je déteste aller fouiller dans les ordis qui me posent des questions, qui m’envoient des pubs, des machins…ça me fait flipper. Et puis « alerte sécurité »…Arrêtez quoi ! Quand tu lis un bouquin t’as pas « alerte sécurité », quand tu écoutes un disque t’as pas un truc qui te dit : « vous êtes piratés, il faut… ». Ça me gave vraiment et donc je n’ai aucun goût pour ça. D’autant que je passe déjà pas mal de temps sur mon ordi pour scanner mes pages, les nettoyer, les mettre en couleurs…c’est un outil génial mais je trouve que tout le monde web est piraté par de la publicité, par du commerce et des influenceurs de merde…Je parle pas des réseaux sociaux, où je ne suis pas du tout, je n’ai pas de temps à perdre avec ces conneries-là…mais du coup, pour découvrir, finalement, tout le monde fait comme çà et comme je ne le fais pas, je suis moins à la découverte. Des copains me parlent de trucs, je fouille un peu mais très vite, ça me suffit. Et puis j’ai besoin de dessiner et puis je suis toujours en retard sur un livre puis j’aime…vous savez écrire, dessiner, c’est fuir le monde, c’est une lâcheté. C’est une lâcheté ! Quand on entend les infos, la politique, les guerres, quelle bande d’abrutis ! Et quand on dessine…(il hésite)
On se réfugie dans son monde…
Ouais. Bon, c’est pas comme ça que l’on résout les problèmes d’une société mais après on se dit que le livre apporte un peu de réconfort, d’humour, de décontraction et que les gens s’oublient aussi un petit peu. Mais, en vérité, c’est quand même une fuite quoi. Donc je me réfugie dans mon univers le plus vite possible parce que le reste m’agresse assez fort.
Si on revient un peu sur votre carrière, peut-on dire que ça a été un tournant pour vous, même si vous aviez déjà sorti des livres qui comptent, de sortir A Bord de l’Etoile Matutine dans cette collection Noctambule ?
Alors, non seulement je l’intègre mais en plus je suis le premier. Donc, en fait, je co-crée l’esprit de la collection. Oui, vous savez, on me voit autour de cette collection là mais j’ai fait des livres jeunesse, qui ont été primés, qui ont eu du succès, en illustrés. Aussi, un peu en bandes dessinées, avec Carotte aux étoiles. J’ai fait des livres pour L’Ecole des loisirs qui ont pour moi autant d’importance, pour un ou deux titres, que mes bandes dessinées. J’ai fait des livres d’humour, qui ne sont pas forcément les meilleurs livres du monde mais je les ai faits avec une grande sincérité et ça a fait rire des milliers de gens parce que je n’avais jamais vendu autant de livres. Et c’est la première fois que je pouvais dire aux enfants : « allez, on part en vacances, j’ai des droits d’auteurs ». Et c’était sur le rugby, des thématiques généralistes, où mon nom n’était plus important, c’était le sujet que j’amenais aux gens. Et je suis fier de m’abaisser pour dire : « regardez, on peut se marrer avec ça aussi ». Ma carrière est quand même diverse, il y a beaucoup de titres. Je suis un dessinateur semi-réaliste et les dessinateurs semi-réalistes ne peuvent pas espérer un gros succès. Soit on est du côté de Blueberry ou de XIII. Blueberry, c’est la classe absolue. Soit on est du côté de Franquin, du gros nez, de l’humour. Et quand on est entre les deux, les gens ne savent pas quoi penser de ça. On en rigole ou on en pleure ? Mais moi j’adore ça. L’idée que Gaston Lagaffe puisse se pendre ou se raser le matin, ça donne une nouvelle dimension. Après, on n’est pas étonnés que Blueberry se rase avant son mariage. Et donc j’aime bien cet entre-deux là. Et il y a de magnifiques artistes mais l’un des premiers, parmi les plus connus, c’est Will Eisner, qui était dans cet entre-deux. Avec le Spirit, on est dans le comique et puis, en fait, quand il raconte l’histoire du Bronx, c’est un peu le même graphisme mais là on est dans la noirceur des juifs dans les quartiers américains de l’époque. Je suis dans cet entre-deux là. Et mon côté était plutôt humoristique, ce qui a été plutôt réussi, avec ce que j’ai fait avec Cromwell, Le bal de la sueur, Aaarg et tout ça. Quand j’ai fait Myrtil Fauvette, c’était mon monde mais le public n’a pas vraiment suivi, ce qui m’a agacé au plus haut point. Et donc on me propose de faire une adaptation littéraire mais moi 15 ans avant j’avais demandé à Glénat de faire ça. J’avais dit : « voilà, j’ai lu Le Vagabond des étoiles et je ferai bien une adaptation ». C’était après avoir fait La Crève. Et là on m’a dit : « mais non, les adaptations littéraires en BD, ça prendra pas, c’est trop intello, ça marche pas, il ne faut pas faire ça ». Et donc je me suis dit : « bande d’andouilles, comme d’habitude » et j’ai refermé mon projet et puis 15 ans après, tous les éditeurs font (il prend une voix un peu ridicule) : « Riff, tu veux pas faire une adaptation littéraire ? » Ils sont toujours en retard et j’ai dit : « non, non, je ferai pas. Je vous ai proposés des trucs, vous êtes trop abrutis… ». Enfin, bon, un peu trop fier que je suis… et puis une femme, une directrice de collection a vraiment insisté, de la bonne manière, en disant voilà, cette collection, c’est pas des livres classiques de format BD…
C’est Clotilde Vu, c’est ça ?
Oui, une petite nana qui avait réussi, entre les gros machos de chez Soleil, l’équipe de Toulon, à se faire une place. Ils lui ont donné un budget pour cette collection en se disant : « voilà amuse-toi, tu vas en revenir vite ». Finalement, elle a niqué tous les mecs, quoi ! Enfin, tous les autres directeurs de collection. Et elle a complètement changé l’image de la boite. Et donc, cette femme-là, elle me dit : « Riff, cette collection-là, c’est pas des albums classiques, c’est du roman graphique ». C’est le même nom pour la bande dessinée mais ça signifie un autre format, une autre épaisseur, qui me convenaient bien parce que j’ai toujours été embêté par le problème du contenant/contenu. C’est-à-dire que quand on a une histoire il faut qu’elle tienne en 45 pages, donc finalement la bouteille est plus importante que ce qu’il y a dedans. Mais je suis désolé, c’est quand même ce qu’on boit qui est important et le verre de l’emballage on s’en fout pas mal, quoi. Donc ça a toujours été comme ça pendant des années et des années. Et au moins le changement de dimensions fait que ton histoire tu peux l‘exprimer sur le nombre de pages que tu veux. Le contenu prend de l’importance. Elle me dit : « c’est X pages entre le roman et la bande dessinée ». Et je lui dis : « oui, mais putain, les titres que tu me proposes, Ivanhoé, L’Ile au trésor, c’est tous des vieilles putains, tout le monde est passé dessus, quoi. Elles sont magnifiques mais qu’est-ce qu’il y a de plus à dire ? » Et elle me dit : « mais non, mais tu choisis ce que tu veux ». Et j’ai choisi un Pierre Mac Orlan, écrivain pas mal oublié de la littérature française. A Bord de l’Etoile Matutine, une histoire encore plus oubliée parce qu’il a quand même écrit Quai des brumes, qui a été adapté par Carné et Prévert. C’est quand même du luxe. Et donc moi j’étais en train de terminer ce livre-là…Mais bon Pierre Mac Orlan, peu connu, il était mort en 70 et on m’avait dit, 15 ans avant, les droits, c’est compliqué. Je me suis dit avec les droits peut-être que ça le fera pas. C’était Gallimard plus les héritiers de Mac Orlan. Je savais que Mac Orlan n’avait pas eu d’enfants. Donc, qui sont les héritiers ? Je me suis dit ça va être un brouillard, Clotilde va me dire qu’on n’a pas les droits mais comme ça je ne lui aurai pas dit non mais je ne fais pas le livre…Mais ce que je ne savais pas, c’est que j’étais tombé sur une super warrior, une superwoman et un mois près elle me dit : « écoute, Gallimard c’était facile parce que, en fait, c’est associé à Gallisol, Soleil, Gallimard pour Futuropolis et les droits de Mac Orlan ont été réglés il y a deux ans, c’est la fondation Pierre Berger qui gère ça à travers une société Mac Orlan reconstituée pour savoir »…. Et donc je m’étais engagé à le faire si elle avait les droits et donc j’ai tenu parole et…
C’était parti…
C’était parti. J’ai bossé. Et ce livre a été le premier prêt, terminé, pour cette collection. Et puis on en a vendu 9000 en deux mois. J’ai eu le prix RTL direct. Du coup, réédition trois mois après. Et un an et demi après je sors Le Loup des mers qui fait un vrai petit tabac dans le milieu. Je récolte moult prix, de la part de la marine nationale, en passant par le grand prix des Beaux-Arts de Bruxelles ou le prix Ouest France. Et là les gens me découvrent, en fait (il rit).
Vraiment, on va dire.
Oui, certains me suivaient encore mais c’était en train de retomber. Et je ne savais plus quoi faire en BD, j’étais un peu paumé. Donc, plein de gens me découvrent et deviennent fidèles. Et les risques que j’ai pris sur les choix de mise en couleur sont complètement adoptés, les gens me reconnaissent de loin, ils reconnaissent mon style. Mon travail de semi-réaliste est poussé vers plus de réalisme, cela me permet de jouer sur le variateur selon les histoires, c’est là où cela me donne beaucoup de liberté, ce style-là. Si pour Jack London j’ai besoin d’être plus réaliste, eh bien je vais tendre vers plus de réalisme et s’il y a des séquences un peu plus bizarres, un peu plus humoristiques avec Mac Orlan ou d’autres, eh bien mon dessin peut redevenir plus comique, plus souple, plus cartoon et c’est pour ça que j’aime bien ce style-là. C’est qu’il me permet de m’attaquer à toutes sortes d’histoires, j’en suis convaincu. Voilà un peu comment ça s’est lancé. Du coup, maintenant on me voit beaucoup à travers les adaptations littéraires mais je l’ai fait passionnément, je l’ai fait tout seul. J’ai toujours eu du mal à travailler avec des scénaristes, au moins là je suis avec de grands écrivains, morts pour la plupart, je parle avec eux, quoi, je suis avec des fantômes magnifiques.
Oui, ça a été une partie de votre carrière très féconde et cela vous a permis d’adapter des auteurs qui vous plaisent énormément…Vous avez cité Mac Orlan, il y a eu Stevenson, London. Ce sont des plaisirs de dessinateur…
Ouais, c’est aussi une revanche d’adolescence et de littérature dite…de romanesque, avec tout ce qui est mal vu là-dedans aussi, quoi. Comme le polar, quoi.
Oui, des genres considérés comme de la sous-littérature.
Oui, voilà. C’est pour les enfants, quoi, d’un air de dire que c’est con. Donc tu traites les enfants de cons…
Comme la BD, vous le disiez il y a quelques minutes…
Mais bien sûr. C’est insupportable et je me suis encore fâché avec Gallimard jeunesse pour des raisons similaires en leur disant : « mais nous ne savez pas ce que c’est qu’un enfant, vous n’avez aucune idée pédagogique, c’est de la merde, quoi, vous n’avez aucune idée de ce que c’est la vraie vie, mais rappelez-vous quoi »…mais surtout, le fait d’avoir un peu du succès me donne une latitude de négociation et de répondre non à de nombreuses sollicitations de divers éditeurs mais je suis curieux à chaque fois de me dire « s’il y a une bonne proposition, pourquoi pas… »
Jusque-là, grâce à votre carrière, vous avez réussi à exaucer de gros plaisirs d’auteurs. On a parlé de Marines, de Rockbook, de cette parenthèse marine… Quel est le prochain plaisir que vous aimeriez exaucer ?
Ben vu mon âge ça va être de faire une espèce de monographie…C’est prévu. Alors je ne sais pas trop encore quand parce que ça va être long à préparer aussi…
Peut-être chez Daniel Maghen ?
Non, a priori ce serait chez Black and White pour un bouquin de 300 pages collectant les inédits, les affiches que j’ai faits pour le théâtre, ça les gens ne le savent pas non plus, et puis les projets refusés, et puis les croquis, enfin voilà…
Vous avez commencé à y réfléchir déjà ?
Oui, oui mais il faut s’y mettre parce que réfléchir ne suffit pas…réfléchir, c’est un truc qui ne fait pas avancer le monde, quoi. C’est les actes qui font changer les choses. Donc, du coup, il faut que je m‘y mettre vraiment. J’attends d’avoir fini le livre sur lequel je suis en ce moment et là je vais commencer à collecter, parce qu’il y a beaucoup de choses qui existent d’avant le monde numérique, donc il va falloir que je scanne, que je monte, que je travaille, que je sélectionne, ça va être chronophage, ça. Mais ce sera mon grand plaisir. Là, j’aurai un peu vidé le meilleur de tous mes cartons… Je pourrai mourir tranquille !