Ces derniers temps, Joann Sfar avait plus ou moins laissé tomber ses carnets intimes. Et puis il y a eu 2 cataclysmes dans sa vie privée : la mort de son père et la séparation avec sa femme, l’amour de sa vie, Sandrina, qui l’ont beaucoup ébranlé. Et le coup de grâce : l’attentat contre Charlie hebdo le 7 janvier dernier. Ce jour-là Sfar a commencé à écrire. Beaucoup. C’était un besoin, vital dit-il. Un besoin d’écrire, c’est à dire d’exprimer ce qui devait sortir, d’extérioriser ce qui n’arrivait pas à passer. Mais aussi un besoin d’être lu, pour sentir qu’il n’était pas seul, qu’il faisait partie d’un groupe, d’une communauté, d’un tout plus grand. Tout cela explique bien entendu pourquoi ce volume-ci est bien plus grave qu’à l’accoutumée. Si le principe formel est le même que pour ses précédents carnets (Sfar livre ses réflexions et dessine comme cela vient, très spontanément, sans se soucier d’organisation, d’autocensure, de mise en page ou d’esthétique), les sujets abordés (même s’il y a quelques parenthèses plus légères, notamment quand l’auteur assiste à un défilé de haute couture et qu’il croque les mannequins tout en livrant ce qu’il a en tête sur le moment) sont lourds : crise de confiance des juifs envers la France, responsabilité des autorités françaises dans ce renouveau antisémite dans notre pays, danger des monothéismes, malaise chez les musulmans qui sont pointés du doigt à cause de quelques fanatiques sans cervelle…Même pour l’éternel optimiste qu’est Sfar, il est dur de croire en des lendemains meilleurs même si pour ce faire, il en est persuadé, il faut parvenir à sortir d’une lecture religieuse du monde…L’auteur livre ici pêle-mêle ce qu’il a sur le cœur et le résultat de conversations qu’il a pu avoir avec ses amis musulmans, Philippe Val, Eliette Abecassis ou Daniel Leconte. Tout en essayant, en même temps, d’y voir un peu plus clair d’un point de vue personnel : saisir ce qui a mené à sa rupture avec Sandrina, comprendre quelle était la nature de sa relation avec son père ou pourquoi ce cauchemar qu’il faisait enfant le hante de nouveau…A mi-chemin entre essai (des pages entières sont uniquement constituées d’écrit), carnet de croquis et journal intime, Si Dieu existe et son titre provocateur est clairement l’un des volumes les plus intéressants et les plus touchants des carnets de Sfar.
Bon, si l’on veut lire quelque chose de plus léger ou tout simplement de plus esthétique, Sfar a également sorti récemment Je l’appelle Monsieur Bonnard. L’origine du livre est simple : les éditions Hazan ont demandé à l’auteur de se plonger dans l’exposition consacrée à Pierre Bonnard au musée d’Orsay et d’en livrer sa vision. Notre homme s’est donc confronté à l’œuvre du peintre, a dialogué avec 18 de ses productions, aidé en cela par une modèle qui l’a aidé, en prenant la pose, à reproduire certaines scènes. Et cela a débouché sur ces 61 dessins et 65 peintures. Un brin obsessionnels puisqu’ils représentent tous une femme nue ! Logique, me direz-vous, puisque il s’agit de dames à la toilette.
C’est en tout cas une curiosité à ne pas manquer pour les fans de Sfar puisque c’est la première fois que le dessinateur travaille à l’huile sur des toiles ! Et comme à son habitude, le niçois relève le défi avec brio démontrant ici toute l’étendue de son talent pictural, saisissant, que ce soit d’un trait fin au crayon ou de coups de pinceaux plus épais, les regards languissants de ces jeunes femmes aux grands yeux ou la beauté qui émane de ces scènes. Et il y ajoute, bien entendu, sa fantaisie et son amour des histoires. Car même quand il peint et qu’il n’y est pas obligé, Sfar raconte des histoires : en faisant parler son modèle et en imaginant ce qui lui passe par la tête alors qu’elle est en train d’attendre Bonnard ou de prendre la pose…Bref, Sfar s’amuse, comme à chaque fois qu’il essaie quelque chose de nouveau et cela se sent ! Un beau livre frais, sensuel et amusant tout à la fois.
(Carnet intime et recueil de peintures et de dessins – Delcourt et Hazan)